Sans rester insensible au débat sur les langues régionales et leur éventuelle reconnaissance, le numéro 77 de Ch’Lanchron s’ouvre sur un éditorial de circonstance. De manière assez pragmatique, le journal qui s’est donné pour but il y a 19 ans de "faire vivre le picard", montre qu’il n’a pas attendu d’autorisation officielle, ou de certificat de bonne conduite linguistique, pour s’exprimer. La reconnaissance d’un fait linguistique ne peut pas seulement être un objectif en soi.
De très nombreux auteurs de littérature picarde se sont exprimés depuis des dizaines d’années et continuent de le faire, avec pour seule volonté de communiquer. La communauté picardisante soucieuse de ses racines reste ouverte sur le temps présent et le monde en perpétuelle évolution. Le picard s’exprime dans des livres, des revues, sur des scènes ou dans des enregistrements, sur Internet aussi, en toute liberté et dans l’indépendance de décisions politiques aléatoires.
Riche des ses nuances, de ses accents, de ses liens avec le pays, le picard a toujours eu du mal à se standardiser. Au contraire, il revendique des variations de vocabulaire, de prononciation, d’inspirations, qui sont la source de sa profonde richesse. Ses éléments qui seraient vécus comme obstacles à un enseignement doctrinal et uniforme, forment la seule palette multicolore que Ch’Lanchron revendique. La vraie reconnaissance reste celle de ceux et celles qui parlent, écrivent, et transmettent le picard spontanément. Ch’Lanchron regarde avec distance la labellisation de son langage dans une charte. Le picard, "éch pérlage calimichon", poursuit donc lentement, mais tranquillement, son voyage au pays des mots d’ici.
Ch’Lanchron 77 dans la tradition
Les pages centrales de ce numéro estival de Ch’Lanchron sont destinées à mieux nous faire comprendre une coutume de chez nous : les "mais". La tradition veut que dans la nuit du 30 avril au premier mai, les jeunes gens du village seuls ou en groupe, aillent de maison en maison déposer une branche d’arbre à la fenêtre des jeunes filles. Ces branches, appelées aussi "mai", sont le symbole entre l’homme et la nature. Elles colportent aussi des messages transmis depuis des générations. En effet, un mai d’aubépine ou de charme sera un témoignage affectueux, alors que le sureau sera plus repoussant. Le picard permet ici des assonances parfois redoutables : du séhu tu pues.
Aujourd’hui cette habitude n’a pas disparu de nos campagnes. Ainsi autour de Warlus on trouve encore des mais, le plus souvent de sapin ornés de rubans de couleur ("chés faveurs"). Ch’Lanchron a donc glané quelques photographies, mais aussi et surtout des textes de Picardisants célèbres qui mettent cette pratique à l’honneur : Édouard David le chante à Saint -Leu ; Gaston Vasseur en parle dans son Vimeu ; Louis Seurvat l’évoque à Ailly sur Noye. Charles-Henri Guidon, (Péronne) relie cette tradition au brin de muguet moderne. Ch’maire éd Neuly (Ponthieu) se glisse lui dans le cœur d’une de ces jeunes filles qui attend d’ouvrir sa croisée au petit matin avec impatience. Ce mai tant espéré sera-t-il gage de bonheur ou mauvais présage ?
L’arbre de Saint-Léonard à Gauville
Et puis notre Picardie retient encore une autre pratique très originale : celle de l’arbre de Gauville. Ce petit village qui regarde vers la Normandie, dans la région de Beaucamps-le-Vieux, conserve une coutume unique. À l’approche de la fête de Saint-Léonard, le patron des prisonniers, des enchaînés, mais aussi de toutes les délivrances, les jeunes gens de Gauville vont ériger un immense mat composé de deux troncs d’arbres réunis, au "couplet" (la cime) duquel flottent des rubans. L’arbre majestueux restera dressé sur la place proche de l’église tout au long de l’année, avant que le prochain printemps, et le renouveau du cycle des saisons n’invite à le remplacer. Gare à ceux qui négligeraient cet honneur... le saint s’est déjà vengé, dit-on, par le passé ! Un article de Ch’Lanchron nous document plus en détail sur "échl abe Saint-Léonérd", et la couverture de la revue trimestrielle est illustrée d’un cliché récent qui le présente dans toute sa splendeur.
Les affres de la vie moderne
Le picard n’est pas un langage empreint de nostalgie. Si notre langue régionale a tous les atouts pour parler du passé, elle peut aussi bien décrire notre monde quotidien. Ainsi Jehan Vasseur nous propose d’aller pousser notre "cabrouet de conmissions à ch’supérmértcheu d’Conquérvilleu". La file devant les caisses s’éternise, et le bon sens picard de la mère La Groseille l’emportera au moment où on lui demandera de payer en liquide. Voilà bien une histoire comme on les aime, décrite dans une écriture soignée, qui honore la littérature dialectale contemporaine.
Les personnages qui peuplent l’univers de Gisèle Raverdy (Aulnoy, 59) font montre d’un caractère confirmé. Cette fois, deux commères sont prêtes à en venir aux mains. "Él broulle" les présente sous un jour peu avenant, et nous sommes prêts à parier qu’elles sont encore loin de se "ramisser". Taquineries et plaisanteries garanties.
Le picard de Ch’Lanchron vient encore de l’Oise, en vallée de la Brèche, avec Jean-Charles Saunier ; ou de l’école des Courtils d’Estrées Saint-Denis, où les enfants se sont faits chanteurs picards le temps d’une année scolaire ! Une expérience à encourager, car l’écriture des textes est collective, comme leur interprétation l’a également été ensuite.
Marie-Madeleine Duquef (Saint-Leu, Amiens), dans un texte poétique, conjugue tolérance et différence : "quoé foaire ?" devient en filigrane un hommage aux courage "éd chés afligés pi d’chés afolés" (les handicapés). Jean Leclercq (Bienfay, Vimeu) évoque quant à lui l’instituteur Legrand de Valenciennes. Il avait été fusillé au cours de la première guerre, pour avoir renseigné l’état major français sur l’état des troupes ennemies, depuis la zone occupée, grâce à des pigeons voyageurs. "Pour un pigeon" inspire le respect pour ces coulonneux et pour leurs 20.000 complices ailés porteurs de messages qui furent abattus au dessus du front en 14-18. Enfin, Jean-Luc Vigneux (Abbeville) se rappelle l’année 1973 dans un texte caléidoscope, où les images et les souvenirs s’entrechoquent : "i n-a vingt-chonq ans".
Le journal se referme alors sur les chroniques habituelles : revue de littérature régionale, les pages "Vir" (jeu d’écriture), les "clognons" (clins d’oeil) à l’expression vagabondante du picard, et on nous a aussi signalé un album de contrepèteries picardes qui se glisse furtivement sous les yeux du lecteur averti : c’est "Chl’arméno à Fifine". Pour spécialistes et pour novices !