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Au début: chacun dans son coin… l’un va quitter le lycée d’Abbeville, l’autre vient d’en partir pour rejoindre la faculté. Jacques Dulphy vient du Vimeu, Jean-Luc Vigneux est d’Abbeville.
Le premier, Jacques Dulphy, tient son picard de sa mère, de sa grand-mère et de sa tante, qui l’ont élevé, à Bourseville. Depuis 1974, à la suggestion de Charles Lecat, auteur et conteur picard de Woignarue (80) qui est un peu le grand-père qu’il n’a pas, il rejoint le groupe des Picardisants du Ponthieu et du Vimeu, qui se réunit chaque mois à Abbeville pour écouter et partager de nouvelles créations littéraires en picard. Jacques écrit son premier texte en picard en 1973. Charles lui suggère alors d’entendre ce que d’autres font, un peu mieux il faut bien dire. A partir de 1976, Jacques Dulphy collabore également à l’hebdomadaire Le Journal du Vimeu, qui publie ses premiers articles, et ses textes et bandes dessinées en picard. En 1977 il scénarise et dessine une BD. en couleurs, qui ne sera publiée qu’en 1992 : Chl’épèe d’Bruchadin .
Le second, Jean-Luc Vigneux, a entendu le picard à Beaucamps-le-Vieux, chez ses grands-parents paternels, et à Menchecourt, un quartier populaire d’Abbeville où il habite. Enfant, il a « collectionné » mentalement les mots picards, il a entendu ceux que chantaient son oncle aux repas de famille. Plus tard, ils lui sont revenus, en relisant le « lexique du picard sud-Amiénois » de Gaudefroy qui était dans la bibliothèque de famille, ou en ré-entendant avec plaisir ceux de son ancien instituteur, Aimé Savary, de Beauquesne, devenu conteur picard une fois la retraite venue.
Dulphy aimait écrire en picard, Vigneux aimait l’entendre. Dulphy écrivait des chansons, Vigneux jouait de la guitare. L’un possédait la machine à écrire, l’autre celle à imprimer. De là l’idée vint que, peut-être, ils pourraient ensemble écrire des chansons, et faire un journal qui serait « tout en picard », ce qui ne s’était jamais fait.
Au printemps 1979, le choix du titre du journal est fait : ce sera « Ch’Lanchron » . Il y en avait partout, cette année là, dans les valleuses, de ces « lanchrons » ! Le mot sonnait bien, sonnait rond, était connu de tous, et ramenait aux souvenirs d’enfance, quand on cueillait « l’herbe à lapins ». La symbolique de la racine solide ne nous a même pas effleuré. Nous avons écarté plusieurs autres projets, que j’ai oubliés. Je me souviens seulement qu’il y avait « Épillures », jugé trop maniéré, et encore « Chl’Agache »... ils n’auraient pas tenu deux numéros. Ch’Lanchron en compte aujourd’hui près de cent vingt ! Mais pour mettre en place un journal, il faut se structurer associativement. Pas question pour Jean-Luc Vigneux d’abandonner ses études en pharmacie, ou pour Jacques Dulphy de lâcher les siennes pour devenir instituteur… études qu’il laissera plus tard pour devenir correspondant de presse, mais c’est une autre histoire.
Les statuts sont rédigés (en français, comme la loi française l’oblige !) par Jean-Luc Vigneux, qui connaît bien le monde associatif. « Ch’Lanchron » est créé officiellement en 1980. En avril, le numéro 1 de « Ch’Lanchron, ch’jornal picard » voit le jour. Les 500 premiers numéros, imprimés avec une vieille machine à manivelle, sont épuisés en 8 jours, essentiellement sur Amiens et Abbeville. Ce premier tirage est réalisé à la Maison pour tous (ancienne maison des jeunes) d’Abbeville. Cathy Moncond’Huy et Sylviana Chevalier, complices des « fondateurs » dans la vie, ont rejoint le duo. Jacques est intronisé président, Jean-Luc secrétaire et Cathy trésorière. Premier achat associatif : une agrafeuse, avec laquelle on « relie » les quarante-quatre pages : beaucoup de travail manuel en perspective ! Et si les facilités offertes aujourd’hui par la photocopieuse avaient existé alors, Ch’Lanchron n’aurait probablement pas duré.
Dès la troisième parution, un « Numéro de Commission paritaire » est sollicité, ce qui permettra de bénéficier de tarifs postaux avantageux. Pour obtenir ce « permis », un exemplaire de Ch’Lanchron doit être intégralement traduit en français, langue officielle, à l’intention du procureur de la République. Le numéro de Commission paritaire est finalement obtenu. Et depuis, chaque trimestre une nouvelle livraison « tout en picard » arrive dans les kiosques et dans les librairies. Devant le succès, l’impression est confiée à un professionnel. Rapidement, un service d’abonnement est mis en place. Simultanément, les textes arrivent au siège social de Bourseville. Plus tard, le siège migrera vers Abbeville.
Les auteurs venus de tout le domaine linguistique picard (Picardie administrative, Nord-Pas-de-Calais et Hainaut belge) prouvent à chaque fois la vitalité de l’écriture picarde et la force de cette littérature régionale. Ils sont plus de 400 à avoir posé leur signature une fois, et souvent bien davantage, dans les pages de Ch’Lanchron, revue qui est devenue au fil du temps un point de rendez-vous entre les passionnés de picard, qu’ils soient lecteurs ou auteurs.
L’activité de l’association est définie par son but : « faire vivre la langue picarde » Sa présence sur Internet n’a donc rien d’étonnant. Le site de Ch’Lanchron en octobre 1996 fut un pionnier en la matière. Il est même cité en exemple dans la presse nationale ! Ce site est consacré à la littérature en picard. On peut y lire ou entendre du picard, mais aussi y consulter une bibliographie de plusieurs centaines d’ouvrages. Les pages sont régulièrement mises à jour.
Mais Ch’Lanchron, le journal, n’est pas la seule activité de l’association. Dès sa première année d’existence, l’association est rejointe, à la fois par un groupe abbevillois qui interprète du théâtre en picard, et aussi par les membres d’un groupe musical né au lycée d’Abbeville dont Jacques Dulphy faisait déjà partie : « Cantepleuve » . Le groupe théâtral, le groupe musical et le noyau de Ch’Lanchron se confondent. Ils parcourront le département de la Somme, mais aussi la Picardie toute entière, le Nord, la Belgique, et jusqu’en Bretagne, pour porter la langue picarde, avec des créations d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de théâtre ou de chansons. Cette compagnie amateur portera successivement les noms de « Cassigoutte » , de « Ch’Carimaro » , puis de « Ch’Lanchron », tout simplement.
Didier Trotereau, musicien auprès de Jean-Luc Vigneux, est aussi du nombre de ces saltimbanques de la première heure. Véronique Thierry-Trotereau, Eric Vigneux, Françoise Lefort, qui furent tour à tour auteurs, techniciens, musiciens, décorateurs ou comédiens, sont déjà du nombre, et sont encore aujourd’hui de la partie. Philippe Renault se propose de diffuser le journal, à l’est du département de la Somme, et se met lui aussi à l’écriture en picard et au jeu théâtral.
Dès cette époque, le début des années 1980, et aujourd’hui encore, on retrouve les membres de Ch’Lanchron intervenant lors d’animations scolaires, invités par des professeurs dans le cadre de projets éducatifs ou para-scolaires. Certains d’entre eux savent se faire conférencier pour présenter des thèmes d’expression du picard aussi variés que la bande dessinée (avec notamment Delphine Wiernicki, qui a rejoint le groupe en 2005), le théâtre, la fable, la littérature du Ponthieu ou celle du Vimeu, ou encore pour mettre à l’honneur des auteurs picardisants de renom comme Armel Depoilly, Charles Lecat, ou Philéas Lebesgue par exemple. André Guerville (de Doullens) rejoint l’association en 2004. Passionné du patrimoine bâti rural de la Somme, il a étudié l’œuvre du folkloriste et écrivain picardisant Alcius Ledieu. Jean-Pierre Calais (de Ferrières) lui-même auteur en picard, l’a précédé de quelques années. Il a été la cheville ouvrière du groupe de conteurs amiénois « Chés Diseux d’achteure ». Chroniqueur picard sur Internet, l’essentiel du temps qu’il consacre à l’association est dévolu à la relecture des publications publiées aussi bien sur papier que sur Internet, après avoir été comédien au sein du groupe.
À titre personnel, deux « Lanchronneus » ont été appelés par de prestigieux éditeurs à traduire en picard les bandes dessinées d’Astérix et de Tintin. On doit ainsi à Jacques Dulphy et à Jean-Luc Vigneux d’une part les albums « Astérix i rinte à l’école » et « Astérix : Ch’village copè in II » (en collaboration avec le Montreuillois Alain Dawson) , et d’autre part l’aventure de Tintin « Ch’cailleu d’étoéle » .
Ch’Lanchron a également réalisé plusieurs expositions itinérantes. Deux d’entre elles ont été particulièrement remarquées : des textes brefs en picard accompagnés de photographies sur les thèmes de la pluie (« Aveuc d’él pleuve »), ou sur des petits monuments ruraux de la Somme (« Croéx, croésettes et pi cartries »).
Aujourd’hui encore, Ch’Lanchron est sur scène, que ce soit en chansons, lors de soirées lecture de contes, de bandes dessinées, ou de pièces de théâtre... le tout en picard évidemment. Ces spectacles sont le reflet oral des créations picardes d’aujourd’hui. Un 33 T et un CD ont déjà été publiés pour que chacun puisse repartir avec un petit morceau de soirée picarde chez lui.
Le travail d’édition demeure le cœur de l’activité de Ch’Lanchron. Plusieurs livres, formant une bibliothèque de référence en picard, sont parus. La bande dessinée, qui occupe une place très originale dans la littérature picarde, est représentée par « Jacques Croédur i voéyage » de Jack Lebeuf et Armel Depoilly, avec « Chl’épèe d’Bruchadin » de Jacques Dulphy ou avec le recueil des œuvres de Jean-Bernard Roussel, l’Amiénois. Le roman en picard existe : Ch’Lanchron a publié celui de Jean Leclercq : « Chl’autocar du Bourq éd Eut » en 1996. L’action se situe entre Abbeville et la mer, et même jusqu’en Angleterre !
Le conte est le domaine d’Armel Depoilly, l’auteur de Dargnies. Deux livres sont parus : « Chés contes éd choc crimbillie » en 1989, et « Chés contes éd no forni » en 1998. Le picard du Vimeu s’exprime à merveille dans ces pages tantôt humoristiques, tantôt sensibles et profondes.
Les souvenirs d’Eugène Chivot (de Buigny-lès-Gamaches) sont collectés dans le recueil Rinchette qui mêle prose et poésies. L’auteur décédé centenaire en 2001 propose deux cents pages d’un picard « pur jus », comme il l’avait déjà fait avec bonheur dans ses trois précédents recueils.
Pierre Duquet (originaire de Creuse, 80) voit l’intégralité de son œuvre picarde rassemblée dans le volume « Da nou vallée d’Selle » en 2001.
En 2004 « Chés boudaines bleuses » a mis à disposition du public l’intégralité du théâtre en picard de Gustave Devraine (de Péronne, 80), ainsi que son œuvre en prose ou versifiée.
En 2008, ce sont les deux premiers tomes de la chronique hebdomadaire de « Ch’Dur et pi ch’Mo », rédigée par Jacques Dulphy qui ont été publiés à leur tour. Les dix premières années de ces dialogues dominicaux paraissant dans le Courrier Picard sont repris in extenso, accompagnés ici des dessins de Jean-Bernard Roussel et de commentaires de l’auteur.
Les projets sont plus nombreux encore que les choses déjà réalisées. Ch’Lanchron publie en octobre 2009 les œuvres picardes laissées inédites par Victorin Poiteux de Brouchy (Santerre, 80). Nous projetons de réunir celles de Gustave Padieu (Ponthieu, 80) en collaboration avec ses descendants et les bibliothèques d’Amiens Métropole. Nous allons éditer l’intégralité des bandes dessinées d’Armel Depoilly et de Jacques Guignet à l’occasion des 30 ans de l’association, l’an prochain.
Ch’Lanchron s’attache à identifier des auteurs picardisants inconnus dont il a reçu les œuvres manuscrites en legs ou en dépôt, et se promet de mettre en chantier, un jour prochain, un nouvel album de chansons picardes de création.
Ch’Lanchron est composé aujourd’hui d’une quinzaine de membre actifs. Mais le nombre des correspondants et abonnés au trimestriel est de plus d’un millier ; celui des auditeurs et spectateurs de ses lectures et spectacles de plusieurs milliers. Il correspond aussi avec des associations aux buts similaires à l’intérieur de la région ou dans d’autres domaines linguistiques. Régulièrement, Ch’Lanchron prend part aux festivals de culture picarde qui se tiennent dans les trois départements picards.
Ainsi, bien que basé à Abbeville, Ch’Lanchron a vu sa notoriété dépasser les limites du Ponthieu et de la Somme dès sa première année d’existence ! Sa documentation, ses compétences sont reconnues par l’université (jusque celle de Bloomington, en Indiana, U.S.A., avec qui nous avons de fréquents et réguliers échanges), les étudiants ou chercheurs, comme les bibliothèques ou les services culturels, ou de simples curieux amateurs de picard.
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Jacques Dulphy (juin 2009)
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