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Naissance d’un roman en picard
« Chl’autocar du Bourq-éd-Eut »

De la naissance du roman…

Introduction
Le domaine linguistique picard
Le picard à travers les siècles
Y a-t-il un roman en picard ?
Qu’est-ce qu’un roman ?
Existe t-il donc un roman en picard ?
Le rôle de l’éditeur
Rôle sur la construction du livre
Le contenu et l’organisation du livre
Sur le fond du manuscrit
… au roman en picard

La naissance du premier texte
Prolongement du premier texte
La deuxième nouvelle
Le troisième texte
Des trois nouvelles au roman
Les non dits, les blancs
Le temps
La géographie
La langue
De l’autobiographie à l’imaginaire

Un aperçu de
tous les romans en picard



Cette page est basée sur le texte de la communication
donnée à la Société d’Émulation d’Abbeville le 4 juin 1997
par Jean Leclercq et Jean-Luc Vigneux

Extrait du bulletin de la Société d’Émulation historique et littéraire d’Abbeville Tome XXVIII, fascicule 3 (1998)
(ce texte a été partiellement publié dans la revue MicRomania n° 27 - 4/1998)

1. Introduction

Un autocar part de la gare d’Abbeville, un jeudi de marché, en direction d’Ault. À son bord, Piot Ltchu, jeune lycéen des années cinquante, va vivre sa première aventure amoureuse dans le Vimeu côtier qu’il découvre.
Ch’Lanchron a publié le roman picard de Jean Leclercq « Chl’autocar du Bourq-éd-Eut » en juin 1996. Au-delà de la trame même de l’histoire développée au fil des trois chapitres, le roman possède son propre itinéraire. L’auteur et l’éditeur proposent aujourd’hui à la Société d’Émulation d’Abbeville de présenter les circonstances de la rédaction du livre. D’abord nouvelle, puis feuilleton mensuel lu aux séances des Picardisants du Ponthieu et du Vimeu, à Abbeville, et maintenant roman publié en un volume, c’est un véritable projet littéraire qui s’étend sur une dizaine d’années, qui répond au défi que Jean Leclercq s’est lancé pour cette écriture.
Quelles sont les parts de l’imaginaire, de l’observation, des souvenirs ou de l’autobiographie ? Comment concilier les contraintes du langage picard (qui varie d’un village à l’autre), avec celles des personnages ou des paysages des années de l’après-guerre ? Nous allons essayer de répondre à ces questions.
C’est donc le parcours d’un jeune rural au cœur des années 1950 qu’il nous est proposé de suivre. Plutôt que la découverte de terres lointaines, le héros est emmené vers un monde inconnu, celui des femmes.
Fin juin 1996, donc, Ch’Lanchron éditait « Chl’autocar du Bourq-éd-Eut ». Le livre écrit par Jean Leclercq était présenté comme un roman en picard. Le premier du genre qui soit publié. Aujourd’hui la Société d’Émulation d’Abbeville nous donne l’occasion de préciser cette double démarche : celle de l’éditeur, et celle de l’auteur. Et nous l’en remercions. Voici une présentation de l’auteur avant de préciser quelques généralités sur notre langue régionale, puis de lui laisser la parole.

Jean Leclercq est né à L’Étoile en 1931, mais son pays est le Vimeu. Il a été élevé à Bienfay, dépendance de Moyenneville, au sortir d’Abbeville. Son père fut instituteur dix années à Dargnies. Pendant la guerre il a vécu à Buigny-lès-Gamaches, chez ses grands-parents. Il acquiert ainsi plusieurs vues, plusieurs oreilles ouvertes au(x) picard(s). À Buigny, il a vu son instituteur interroger son grand-père pour mener une étude lexicale et folklorique. Ce maristér n’était autre que le fondateur du groupe des Picardisants du Ponthieu et du Vimeu, Gaston Vasseur lui-même, l’ancien président de notre Société d’Émulation d’Abbeville. Tout jeune, Jean Leclercq a également vu le professeur Loriot venir de la faculté écouter la langue de ses « téons » au village. Aujourd’hui, il réside à Valenciennes où il a été enseignant (professeur d’anglais) puis principal de collège. Un de ses collègues n’était autre que Jean Dauby (qui vient de disparaître en janvier 1996), l’auteur du dictionnaire « Le livre du rouchi, parler picard de Valenciennes » et d’études sur Jules Mousseron avec son célèbre personnage Cafougnette. Dans cet environnement, la route du parler picard semblait prédestinée, en quelque sorte ! La pluralité de notre dialecte contemporain ne pouvait guère trouver meilleur illustrateur. Sa carrière d’enseignant lui a aussi permis d’exercer son oreille aux différents accents linguistiques, que ce soit outre-Manche, ou chez nous, dans le Vimeu ou le Ponthieu, voire dans le Hainaut et le Cambrésis.
Jean Leclercq a écouté et retenu les variations de langage, comme il le faisait déjà, jeune homme, en parcourant les routes du Vimeu, comme Piot Ltchu le héros de son roman. À l’époque, il prenait tantôt l’autocar, tantôt le train, dans ces transports en commun des années d’après-guerre, du temps des « régies départementales ». Il parlait aussi à ses voisins de voyage, car tout le monde se connaissait plus ou moins, à force de se retrouver côte à côte chaque semaine, au retour du marché. La mémoire de cette époque lui a suggéré un jeu qui associerait le langage au pays. Le divertissement devient le prétexte de l’écriture de ce roman. En effet, de la sous-préfecture à la vallée de la Bresle, et des confins de la Normandie à la mer, le parler évolue. Il change : « O n’pérle point l’meume picard ichi et pi là bos !… »
J’en viens à deux rappels introductifs qui m’ont été demandés de préciser par notre président, à savoir l’étendue du domaine linguistique picard, puis la place de notre langage picard à travers les siècles.

2. Le domaine linguistique picard

Notre langue régionale est une langue transfrontalière puisque sa zone de diffusion, communément appelée domaine linguistique picard par les linguistes, commence au nord de Paris pour s’étendre jusqu’au sud de Bruxelles. Le picard se pratique toujours dans deux états, la France et la Belgique. Il est aussi langage frontière entre les langues issues du latin (au sud), dont il fait partie, et les langues germaniques au nord (le flamand), comme l’est de même, un peu plus à l’est, le wallon.
La carte ci-jointe est due aux travaux de l’atelier de cartographie de l’U.E.R. de sciences historiques et géographiques de l’Université de Picardie Jules Verne, et a été dressée par M. et Mme Désiré d’après les travaux de Raymond Dubois. Ces recherches linguistiques remontent aux années 50, et cherchaient à déterminer les limites dialectales dans le cadre de l’établissement de l’Atlas linguistique picard. Ces travaux sont toujours en cours au sein d’un groupe de linguistes du CNRS. Les limites tracées par Dubois s’appuient essentiellement sur la toponymie. Ainsi, par exemple, le nom « Vauchelles » (picard) a été déterminant par rapport au « Vaucelles » (français). Le domaine linguistique picard s’étend de la vallée de l’Yères (Criel) en Seine maritime (Normandie) jusqu’à Mouscron ou Ath au nord de Tournai, et de la banlieue de Dunkerque jusqu’à celle de Compiègne. Les travaux récents de Maurice Lebesgue, notamment dans l’Aisne, montrent une extension de la carte de Dubois jusqu’aux abords de Laon, cette modification est basée sur des recherches dialectales contemporaines plutôt que toponymiques.
Les voisins du picard sont donc : le flamand, le wallon, le champenois, le normand, et le parler de la région parisienne actuelle.

3. Le picard à travers les siècles

Depuis quand parle-t-on picard ? On ne le saura jamais précisément. Le picard est une des langues régionales qui constituent le domaine d’oïl au nord de la France, par contraste avec le domaine d’oc, au sud. Parmi les parlers d’oïl (normand, breton gallo, poitevin, champenois, francien, morvandiau, wallon…) notre picard tient une place de choix dans les langues qui se sont dessinées autour du latin importé par la culture romaine sur un substrat celtique (gaulois) au cours des premiers siècles de notre ère. Le latin a supplanté le parler initial pour n’en conserver chez nous que quelques traits présents encore dans la toponymie ou quelques mots du vocabulaire (fourdraine, caouin,…). De ce fait le picard a gardé du latin de profondes racines, en particulier dans son vocabulaire (capieu, glaine, canter…) pour devenir la langue vulgaire (commune) qui sera celle du nord de notre région à l’entour du VIIIème siècle. Il subira peu les influences des invasions ou d’apports extérieurs ultérieurement. Par contre il participera à la conquête de l’Angleterre, avec les Normands de Guillaume, en 1066.
On distingue 3 périodes dans le picard, qui se basent sur les textes écrits qui nous sont transmis sans interruption depuis le XIème siècle.
L’ancien picard remonte au Moyen-Âge jusqu’au XIVème s. Il est intégré dans l’histoire littéraire française. Le haut lieu culturel de cette époque est Arras.
La période dite du « moyen picard » (qui marque plus précisément le début de notre picard contemporain) court de la fin du XIVème siècle jusqu’au XVIII ème siècle inclus. C’est la période la moins fructueuse, la moins productive de notre langue.
Et enfin le picard moderne, qui comprend le XIXème et le XXème siècles.

C’est cette période contemporaine qui nous importe le plus aujourd’hui. Nous sommes à la fois dans le domaine de l’affectif (le parler se transmet à travers les générations qui échangent des souvenirs, des connaissances, des sentiments), et dans le domaine de la production littéraire. Les auteurs sont innombrables, leurs écrits bien plus encore. Le talent et la notoriété sont au rendez-vous de quelques plumes. Alexandre Desrousseaux (Lille) ouvre le chemin avec son Tit Quinquin, citons à nouveau Jules Mousseron (Denain), Jules Watteeuw dit « L’broutteu » (Tourcoing) ou plus près de nous le célèbre Lillois, Simons. À Tournai le renouveau passe par Géo Libbrecht, dans l’Oise l’expression picarde est magnifiée par Philéas Lebesgue (La Neuville-Vault), dans le Vermandois c’est Hector Crinon (Vraignes), dans le val de Noye c’est Louis Seurvat (alias Louis Vasseur) à Ailly-sur-Noye, ou Emmanuel Bourgeois à Vers-sur-Selle, à Démuin c’est Alcius Ledieu, à Doullens Charles Dessaint, à Abbeville c’est Clément Paillart et son héros Jacques Croédur, tandis qu’Amiens s’enorgueillit de compter Édouard David, enfant de Saint-Leu, comme chantre de ses plus belles heures picardes. Et combien d’autres ailleurs encore ?
Dans l’ouest de la Somme c’est dans les années d’après-guerre que l’écriture et l’expression picardes vont briller. Le chef de file de ce renouveau est Gaston Vasseur. À lui seul il poursuit une publication continuelle d’une chronique commencée en décembre 1938 jusqu’à son décès en janvier 1971. Ce sont les « Lettes à min cousin Polyte », signées par Robert Mononque. Ernest Dumont, à Rue avait montré le chemin avant guerre. La bande dessinée picarde est à l’honneur à Gamaches sous les croquis de Jack Lebeuf avec les textes de Gilbert Mercher (Francières) puis d’Armel Depoilly (Dargnies). En mai 1967, G. Vasseur fonde les Picardisants du Ponthieu et du Vimeu, le groupe devenu maintenant association vient de fêter gaillardement ses 30 ans de réunions mensuelles ininterrompues. Autour du fondateur, se rassemblent ceux qui se dénomment « conteurs », mais qui passeront à la postérité comme véritables auteurs, poètes et surtout des animateurs de notre langue régionale. Eugène Chivot, est parmi eux le plus connu et aussi le plus productif (avec cinq ouvrages) des pères des Picardisants du Ponthieu et du Vimeu. Il aime à rappeler le souvenir de ses camarades disparus, Armel Depoilly, Charles Lecat, Robert et Marius Devismes, Robert Touron, Aimé Savary, Jules Dufrène… Citons encore quelques uns de ceux et celles qui fréquentent assidûment les réunions mensuelles : Élisabeth Manier, Gisèle Souhait, Léopold Devismes, Jehan Vasseur, ou Jean Leclercq, évidemment. Une nouvelle génération d’auteurs arrive dans les années 80, autour de Jacques Dulphy et moi-même, avec la création du premier journal en picard (depuis le XIème siècle !) : Ch’Lanchron. L’anthologie «Vints d’amont » éditée en 1986 rassemble sans difficulté 70 auteurs contemporains ; depuis sa publication, on pourrait en ajouter une vingtaine encore.
Ainsi, en publiant « Chl’autocar du Bourq-éd-Eut », Ch’Lanchron a été sensible à la réelle qualité de l’écriture de Jean Leclercq. Elle sort des sentiers littéraires classiques de la langue picarde. C’est la raison majeure de l’édition de ce roman. Auteur de poésies (parfois chantées), de nouvelles, de récits vécus ou descriptifs, de reportages aussi, Jean Leclercq est aujourd’hui à nos yeux l’un des maillons essentiels de l’écriture picarde dans le Vimeu, et bien au-delà. Ch’Lanchron a espéré, en le publiant, lui donner sa place dans la littérature picarde de notre fin de siècle.

4. Y a-t-il un roman en picard ?

4.1 Qu’est-ce qu’un roman ?

Le dictionnaire nous apprend cette définition du mot « roman » : œuvre littéraire, récit en prose généralement assez long, dont l’intérêt est dans la narration d’aventures, l’analyse de sentiments, la représentation du réel. Le roman est une fiction, ses héros représentent leur époque. Le roman touche à la prose par l’emploi d’un langage courant. Au XIXème siècle le roman tient le lecteur en haleine sous forme de feuilletons publiés dans la presse. Le récit s’ordonne dans un temps extérieur au passé de l’événement rapporté, qu’il soit réel ou imaginaire. Le roman confronte ses héros comme ses lecteurs à tous les aspects de l’existence des hommes.
L’écriture du roman ne s’apparente donc pas à un récit bref, qu’on qualifie alors de nouvelle.
Jean Leclercq saura vous convaincre par ses propos que son récit entre dans les critères ainsi définis par le Larousse Encyclopédique.
Et le roman en picard ? Je me suis limité à rechercher dans la période contemporaine (exercice délicat) si certains livres ne pouvaient pas être qualifiés de roman. Hormis les recueils en prose (de contes, histoires, nouvelles), ou ceux en rimes (fables, poésies), on trouve également des textes plus longs, d’une seule haleine qui se rapprochent du théâtre (le plus souvent inspirés des classiques français) ou de textes religieux (les évangiles, le cantique des cantiques).
Des textes localisés, thématiques voient le jour au début du XXème siècle, à Amiens. Édouard David livre Ninoche, Marie-Chrétienne, ou Chés lazères. Mais ce sont des « chants » rimés, à la manière du félibrige Mistral.
La grande bande dessinée picarde arrive après-guerre avec la série des Jacques Croédur (de Jack Lebeuf). La forme indique que ce ne sont pas véritablement des romans, d’ailleurs le dessin prend la place de l’imaginaire du lecteur.
Restent encore deux livres conséquents.
En 1984, Éklitra à Amiens publie de René Pouvreau les « Rameintuveries éd min tayon ». L’auteur retrace de manière plus ou moins fidèle ou inventée des souvenirs vécus par ses grands-parents. Le grand-père raconte sa vie à travers l’écriture du petit fils. On est proche du roman, et l’ouvrage se lit d’un seul tenant. Il est totalement traduit en français en regard du texte picard, et compte en tout 90 pages.
En 1993, à Vimy (Pas-de-Calais) Claude Millan raconte « Min métier d’mineur in patois ». Plus de 180 pages de souvenirs sont collectés. Émaillés d’anecdotes, de précisions, et aussi d’illustrations… ce livre est davantage un précieux témoignage qu’un roman. Sa forme littéraire relève du récit autobiographique.

4.2 Existe t-il donc un roman en picard ?

Édité antérieurement à « Chl’autocar du Bourq-éd-Eut », il semble que la réponse soit négative. Une expérience, sous forme de feuilletons, n’a pas été menée à terme à Saint-Amand-les-Eaux, à cause de la disparition du support de publication, à l’entour de 1981. Par contre il existe des manuscrits, inédits. Les auteurs connus de nous sont originaires de la Somme. On pouvait attendre des Belges tournaisiens (généralement novateurs en matière littéraire), mais ce sont les Amiénois et les Vimeusiens qui nous surprennent.
Marius Devismes (Saigneville) propose un texte de 60 pages « Ch’caïd » qu’il présente lui même ainsi : « Min roman Éch caïd j’él dédie à min moaite et ami M. Armel Depoilly (…) » Pierre Deglicourt (Woignarue et Amiens) signe avec « Man Na » un texte de 60 pages aussi, semi biographique, semi romancé, dédié à la mémoire de sa famille.
André Thierry (Amiens) est lui l’auteur le plus prolixe, mais demeuré inédit à ce jour. Il commet 4 romans, voulus tels. En 1987 c’est « Ch’cycle d’éch vampire », conçu et découpé en épisodes à la manière d’un scénario cinématographique et de scènes. En 1990, son « roman fleuve » (comme il l’indique lui-même) « O n’déchind point deux coups l’même riviére » mêle un style fantastique à l’anticipation sur près de 180 pages. Citons du même auteur deux textes plus brefs, « Ch’phare à Mahon » en 1991 et « Barthélémy et Véronique » en 1995 qui versent tour à tour dans le roman d’amour, policier ou de science fiction.
Léopold Devismes (Bouillancourt-sous-Miannay) a proposé aux séances des Picardisants du Ponthieu et du Vimeu, le récit de ses souvenirs sentimentaux de jeunesse. Ce texte manuscrit a été construit par épisodes de décembre 1993 à décembre 1997 sous le titre « Ém premiére idylle ». Il suit le schéma initié par Jean Leclercq par sa construction en chapitres mensuels, mais en diffère en ce que ce récit était annoncé, dès le premier chapitre, comme devant être de longue haleine. Il s’agit en fait d’un roman autobiographique à ce jour inédit.
Les genres du roman social ou historique n’ont pas été explorés par l’écriture picarde et ses auteurs.
Je vous laisse le soin de juger dans quel registre se situe Jean Leclercq.

5. Le rôle de l’éditeur

Le tout premier rôle fut d’abord de choisir d’éditer le texte de Jean Leclercq. Ensuite il s’est agit d’intégrer le roman dans une collection, qui comprend désormais trois ouvrages : Chés contes éd choc crimbillie (Armel Depoilly) et Rinchétte (Eugène Chivot). Cette première orientation guide notablement la forme que prendra le livre.

5.1 Rôle sur la construction du livre

La question de la couverture n’est pas la première qui se pose mais celle des pages intérieures. La volonté d’éditer un roman impose habituellement de présenter un texte sans illustrations. Nous avons dû soumettre la question à Jean Leclercq, puisque la collection est a priori illustrée de dessins (en noir et blanc, ou en couleurs). Nous avons rapidement opté pour un texte nu.
La couverture est plus délicate à traiter. C’est elle qui va le plus souvent inciter ou non le futur lecteur à prendre le livre en main, et ensuite à l’ouvrir. De plus l’harmonie d’une collection passe par des traits extérieurs évidents : format, composition et aspect de la couverture sont importants.
La décision de créer un dessin qui présente l’autocar sur la place de la gare d’Abbeville est calculé. Le modèle de car Citroën est celui qui était effectivement en service sur cette ligne. Il date d’avant guerre, sa plaque minéralogique en fait foi. C’est une aide simple pour le lecteur qui lui permet de situer l’époque à travers un véhicule. Ce dessin évite aussi des commentaires techniques, à l’auteur. On comprend en lisant le texte que le car conduit par Capieu soit poussif dans les montées, et qu’il laisse derrière lui une fumée bleue, dont l’importance symbolique dans la mémoire du personnage central est à souligner.
Le car est là, arrêté, prêt à partir, les bagages sont ficelés sur la galerie. Mais il n’y a pas de personnages : ni chauffeur, ni passager, ni passagère énigmatique. Un premier dessin en proposait une… nous avons tout de suite compris qu’il fallait un car vide : une place vacante permet au lecteur de s’asseoir plus facilement dans un texte qu’il fait sien.
Le car indique où il va : Ault. Le nom de la commune est en français. « Bourq-éd-Eut », le nom picard n’est pas connu de tous, surtout en dehors du Vimeu. Nous ne tenions pas à rebuter des lecteurs avec un mot qu’il ne saisissent pas. La clef est d’emblèe sur la couverture. Et le premier parcours y est aussi : Abbeville - Gamaches - Ault. Écrit en plus petit, sur le flanc du car, on sait tout de suite d’où l’on part. Cette gare est celle d’Abbeville, on reconnaît le blason communal au fronton. De plus le bâtiment n’a pas été modifié notablement depuis quarante ans. On va traverser le Vimeu pour faire une halte à Gamaches. Le parcours est connu. Puis nous irons vers la mer pour arriver à Ault. L’invitation est claire, évidente. Cet autocar va bientôt démarrer et rouler sur des routes picardes. Il n’est pas vide : la présence de bagages et colis indique qu’il attend ses passagers.
Cette réflexion s’est faite en groupe. Avec l’auteur, avec Jacques Dulphy, et moi-même puis le projet a été soumis à un dessinateur professionnel, Dominique Martel, choisi pour son trait de crayon. L’importance des itinéraires, des voies, des chemins est flagrante dès les premières pages du roman. Jean Leclercq aime la géographie et n’a pas envie de le dissimuler. On avait pensé guider le lecteur en lui offrant des cartes du pays traversé en revers de couverture. Le projet a été abandonné pour trois raisons : ces cartes n’auraient pas été lisibles étant donné le format ; il était difficile de choisir une carte de l’époque du récit (les années 1950) qui présentent les chemins effectivement choisis (sans la présence d’autoroutes, par exemple) ; et enfin, les imprimer pouvait contrarier la démarche de l’écriture. N’était-ce pas prendre le risque de trop guider le lecteur ? Ceux qui souhaitent localiser précisément Yzengremer par rapport à Dargnies, ou Friaucourt peuvent recourir à des cartes routières librement. Mais le plus grand nombre se laisse porter par le récit, et les coups de pédale de Piot Ltchu sur son vélo, sans mettre en doute les paysages rencontrés et décrits par le narrateur.

5.2 Le contenu et l’organisation du livre

La collection retenue comprend une introduction, qui apporte des informations au lecteur. Ici, ce livre est un roman. La forme littéraire est assez rare en picard pour qu’on le signale. C’est d’ailleurs la volonté de Ch’Lanchron d’éditer un roman qui a induit cette édition. J’ai joué ce rôle de préfacier, et il m’a semblé utile, voire important, de signaler que l’écriture picarde retenue allait faire apparaître les variations de langage rencontrées au fil du voyage dans le Vimeu. Habituellement les livres picards (hormis les anthologies) sont ceux d’un auteur qui s’exprime seul, dans sa langue, avec ses intonations propres. Le prétexte initial de l’écriture était la mise en relief des différences des accents du parler picard : il est simple et nécessaire de justifier que l’on écrive ainsi parfois « canter » et ailleurs « canteu » par exemple, quand ce ne sont pas les mêmes personnages qui s’expriment, sans que cela ne nuise au projet de l’auteur, puisque c’est la une part importante de sa démarche.
Nous avons souhaité aussi un avant-propos de l’auteur, ce qui a permis à Jean Leclercq de répondre en partie, mais par écrit cette fois, à des questions qui lui avaient été posées lors des lectures publiques de la première écriture du texte. Les explications que nous tachons de donner aujourd’hui complètent largement ce chapitre volontairement bref. Il n’y avait pas lieu de donner place à toutes ces tribulations dans le livre, et d’ailleurs nous n’avions pas le recul que nous pouvons prendre aujourd’hui un an après la parution de « Chl’autocar du Bourq-éd-Eut ». Il est à noter qu’une telle édition se crée dans une ambiance continue de conversations, de délais, de lectures et relectures, de corrections, qui forment un bain dont on ne sort que lorsque le livre est définitivement imprimé, dédicacé, ou expédié aux souscripteurs.
C’est là l’occasion de signaler aussi le rôle joué par l’éditeur auprès de la presse, et des différents lieux de diffusion physiques de l’ouvrage juste avant et dès la publication. Il est important de dégager l’auteur de contraintes matérielles ou financières, de soucis de rédaction de communiqués de presse, par exemple, pour pouvoir lui suggérer des modifications, des compléments à apporter à son manuscrit de manière efficace. Il faut que l’auteur soit disponible, lors de la phase décisive de l’édition, à savoir de la saisie du texte jusqu’à l’ultime relecture.
Dans les textes introductifs, nous avons demandé à Jean Leclercq que le poème « Ch’train d’Adville à Tréport » ouvre le volume. Les sonorités variables du picard du Vimeu sont importantes, et le lecteur se les met en bouche avant de déguster le roman à proprement parler. En fait il s’agit de la seule réelle illustration complémentaire du texte.
En fin de volume, dix pages d’un précieux lexique picard-français apportent une aide immédiate au lecteur qui ne serait pas averti du parler picard du Vimeu. Le langue de Jean Leclercq est riche en vocabulaire comme en expressions imagées ou en locutions. Toutes ne sont pas communément utilisées (« pu savoér pér où » c’est-à-dire être désemparé, à court de solution). Les noms picards de communes ne sont pas inscrits sur nos panneaux routiers. Il est donc bon de les traduire aussi pour apport une aide aux lecteurs. De même tout le monde ne sait pas intuitivement ce que représente la foire de « Gamaches éd moa ». Ce lexique est tout à la fois un glossaire et un guide.

5.3 Sur le fond du manuscrit

Le découpage du livre en chapitres numérotés est sensiblement différent du texte lu par épisodes aux séances des Picardisants du Ponthieu et du Vimeu. Cette partition mensuelle était initialement de longueur relativement constante. Ce n’est plus le cas : le chapitre le plus court n’a que deux pages, alors que le premier en compte une dizaine.
Mais ce découpage a une fonction. Il s’agit de respirations, de pauses permises au lecteur. Il s’agit aussi de transitions vécues par les héros. On ne peut envisager que le texte soit d’un seul tenant. Par contre il est important de faire un choix judicieux dans les phrases de fin et de début de chapitre. Une dernière phrase permet une pause mais doit inciter à la poursuite de la lecture. Il ne s’agit pas d’une chute. Voir par exemple « o n’voéyoait pu qu’un piot voéle éd feumèe bleuse » (chapitre I). De même, en tête de chapitre, les premiers mots sont des résumés des évènements antérieurs. Ils indiquent où le lecteur en était quand il avait (éventuellement ) refermé son livre. Ici et là, l’éditeur intervient pour suggérer à l’auteur un découpage nouveau du roman.
En fait, la plupart de ces phrases étaient déjà dans le récit. Il a suffi de les repérer, de les choisir, et rarement de les changer de place. Il n’y a donc jamais de ruptures, mais plutôt des liaisons, comme des traits d’union, des points de suspension plus justement, pour susciter la poursuite de la lecture.
Le découpage supérieur du livre, en trois époques garde lui la première présentation. Les titres « Chl’autocar du Bourq-éd-Eut », « Chl’Inglaise d’Adville » et « Chés seutrélles éd Saint-Wary » ont été conservés. À ce niveau, seul le chapitre VIII pourrait constituer un quatrième moment fort, puisqu’il y a là rupture dans le temps (on saute une année par rapport à l’époque « Chl’autocar du Bourq-éd-Eut », puis on passera un cap de trente années avant de trouver « Chl’Inglaise d’Adville ». C’est un chapitre de transition qui n’a rien d’artificiel, mais qui a été commandé à l’auteur pour la cohérence, la chronologie du récit. Il a trouvé naturellement sa place ici pour satisfaire à l’harmonie du roman. Il crée le lien, la complicité entre le héros et le narrateur. C’est là que le narrateur apprend les confidences de Piot Ltchu. C’est là aussi que se décident les futurs rendez-vous à Saint-Wary, comme des promesses de jeunes adultes. Et c’est grâce à ce vœu que les deux camarades se reverront par hasard, puis régulièrement, et que nous aboutiront au dernier volet du livre. Ce chapitre prend toute une importance dans la forme écrite du roman, alors que pour les lectures orales aux Picardisants du Ponthieu et du Vimeu, ces détails ou précisions de contexte, étaient données verbalement et n’étaient pas retranscrites. L’écrit fige le récit, et il fallait éviter que le lecteur n’ait à chercher dans le livre des renseignements manquants qui l’auraient perturbé.

En tant que premier lecteur, et à ce titre privilégié, j’ai posé la question de la vie d’adulte de Piot Ltchu. Ces trente années restent volontairement non dites. On apprend seulement que Piot Ltchu est veuf quand il part à la quête de Barbara en Angleterre.
J’ai aussi éclairé Jean Leclercq sur des questions de vocabulaire, de répétitions, ou de références qui ne sont pas toujours connues des plus jeunes générations (le port d’un renard, par exemple, ou le manuel d’anglais Carpentier-Fialip).
J’ai insisté aussi sur l’importance de la description d’un contexte. En effet, les plus jeunes n’ont pas vécu les années d’après-guerre. L’aspect d’un blockhaus en 1950 et celui qu’il a aujourd’hui n’est plus du tout le même. L’existence d’une carcasse de bombardier au milieu des champs peut paraître improbable, alors que des enfants étaient attirés pour venir jouer à proximité. La falaise qui s’écroule à Ault, ce qui est toujours le cas certes, a une importance nette : elle entre en résonance avec le désarroi de Piot Ltchu. Le mur qui perd son papier peint, l’escalier dans le vide… ce ne sont pas des pans de béton ! De même les fenêtres de cet hôtel d’Ault, aujourd’hui toujours présent mais quelque peu déchu, à Cayeux la villa « Océan » bien délabrée, n’ont plus le relief de l’époque. Il faut donc que le lecteur soit bien situé dans la période décrite, avec les détails de la vie. La simple présence de volets au fenêtres nous assure, par exemple qu’il ne s’agit pas d’une ruine).
Enfin l’importance du dernier chapitre, cette conclusion du récit, nous a amené à travailler en groupe de réflexion. Les personnes ayant participé à la relecture, Sylviana Chevalier, Jacques Dulphy, moi-même, ont donné chacune leur impression. L’agencement de ces quelques pages a été minutieusement réécrit par Jean Leclercq, pour aboutir à ce qui semble aujourd’hui à une évidence : le récit se boucle sur lui même. Le rappel de « Chl’autocar du Bourq éd Eut » remémore l’ambiance des premières pages.
Ce chapitre est l’occasion d’une pirouette : celle de placer un roman (policier) dans le roman. Ce trouble des niveaux de lecture et d’interprétation permet au rédacteur de prendre ses distances avec le narrateur. Ainsi, si Jean Leclercq ne nous le disait pas lui même, on ne saurait s’il se sent plus proche du héros ou du narrateur!
En fermant le livre, on repense à Capieu le chauffeur, aux conversations et à la présence de cette jeune fille blonde qui a tout déclenché. On a appris qu’elle se prénommait Geneviève, mais elle a gardé tout son mystère, tant pour nous, lecteurs, que pour le narrateur à qui s’est confié le héros. On a vu Piot Ltchu passer à l’âge adulte. Lui, le timide, a tout d’abord affronté l’avenir sur un coup de tête, puis il est allé à la recherche de ses souvenirs jusqu’au fond de l’Angleterre. Mais le secret de sa vie est contenu dans ce simple prénom, Geneviève.

Jean-Luc Vigneux (juin 1997)

Conférence de Jean Leclercq
Le roman en picard
23 mai 2003
Amiens (Théâtre d'animation picard)

Communication de M. Jean Leclercq

Quand nous avions préparé l’édition de ce livre, Jean-Luc Vigneux avait été mon premier vrai lecteur critique. Grâce à ses questions, ses réflexions, j’avais tenté d’analyser la construction du récit, mais aussi la part d’inconscient qui reste dans l’acte d’écrire un texte de fiction. Afin de reprendre cette analyse à votre intention, je viens de relire le livre, un peu comme on lirait celui d’un autre, car depuis presque un an, j’ai pris de la distance avec l’histoire. Bien sûr, maintenant, je l’écrirais sans doute de manière différente. Même au moment de le remettre à l’éditeur, on hésite. On voudrait changer quelque chose encore. On a le sentiment d’inachevé. Mais il en est de l’écriture comme de nos autres actions : réaliser, c’est à un certain moment, accepter l’imperfection.
Peu à peu me reviennent en mémoire avec le plaisir d’écrire, les hésitations, les repentirs, les milliers de choses que j’ai pu me dire, imaginer, ressentir, et que je n’ai pas écrites. On ne peut tout exprimer ni tout expliquer dans le roman. On ne le veut pas non plus. C’est pourquoi je crains que, lecteur de mon propre texte, je sois naturellement celui qui en sait trop, et je ne voudrais pas en faisant partager quelques secrets de fabrication, quelques détails non écrits, détruire des images ou des réflexions personnelles chez ceux d’entre vous qui auraient déjà lu le livre. Donc, même ici, dans les commentaires ou les explications qui suivent, je laisserai des blancs nécessaires à votre liberté.
Pour être le plus clair possible, je vais commencer par raconter l’histoire de l’écriture de l’histoire ou plus précisément le récit chronologique de la naissance et des étapes de la construction du roman.
J’essaierai ensuite de préciser les quelques points que cette première partie n’aurait pas éclaircis.

1. La naissance du premier texte : « Chl’autocar du Bourq-éd-Eut »

Tout d’abord, comment l’idée d’un roman - d’un roman picard en particulier - vous vient-elle ?
En ce qui me concerne, elle n’est pas venue avant que je l’écrive. J’ai d’abord voulu, dans le cadre de nos réunions de Picardisants d’Abbeville, illustrer la diversité des parlers du Vimeu. Je me suis souvenu pour cela de quelques parcours en autocar, dans les années 50, avec un camarade. Nous pouvions souvent deviner la destination des voyageurs en identifiant leur accent, caractéristique d’un village. À ces souvenirs, il m’est venu l’idée d’ajouter une anomalie : quelqu’un ne descend pas dans le village prévu. Si de plus, cette anomalie se présente sous les traits d’une jolie jeune femme dont Piot Ltchu, le personnage principal, veut éclaircir le mystère, on peut voir là le début d’une petite intrigue.
La situation semblait convenir à mon projet : le car est un lieu clos qui facilite les rencontres et les conversations. Du moins, c’était le cas dans les années 50. Il donne ainsi de l’importance au langage, picard en l’occurence. Par ailleurs, ce lieu clos se déplace dans nos paysages du Vimeu. Cela me permettait d’associer fortement cette intrigue modeste à la langue, à l’histoire et à la géographie. Ce décor sollicite aussi la mémoire et l’imaginaire. Il suffit de fermer les yeux pour qu’apparaissent des lieux, des silhouettes, des visages parfois, pour que reviennent à l’oreille des bribes de conversations, des surnoms, des plaisanteries.
À partir de ces souvenirs épars, on recompose des images nouvelles, des histoires nouvelles. On peut alors décrire le film que l’on se projette mentalement. En d’autres termes, c’est une sorte de dérapage de l’imaginaire, mais un dérapage qu’il faut contrôler sans cesse afin de rester dans le cadre de l’époque, de la saison, dans la cohérence des personnages, et de choisir les seuls détails susceptibles de servir le projet. Par exemple :
  • l’itinéraire est le trajet effectivement suivi par le car de l’époque.
  • la saison (juste avant les vacances d’été) est marquée par les travaux des champs, les premières chaleurs…
  • l’atmosphère des années 50 est rappelée de temps en temps par quelques détails (le modèle de l’autocar, les souvenirs très vivants de la guerre, de la pénurie de viande…)
  • les personnages à leur tour sont déterminés par leur métier (la faux du cultivateur, le cuir du bourrelier) et par leur origine, donc leur façon de parler : la fermière de Tours qui cause, un peu naïve, avec ses volailles dit « chti lo » ; Fonse le serrurier-paysan d’Yzengremer dit « chti leu », comme Capieu le chauffeur qui, par son statut privilégié de maître à bord, peut plaisanter aux dépens des autres voyageurs.

  • Le personnage de Piot Ltchu présenté dès le début comme un ami du narrateur permet plus d’invention. Il est plus complexe : pour qu’il soit dépaysé sur cet itinéraire, je l’ai fait naître chez des petits fermiers de la région d’Oisemont dans le Vimeu vert. C’est un jeune homme timide, rêveur, un élève studieux qui étonne le narrateur par l’intérêt inattendu qu’il porte à « l’anomalie ».
    Ce petit récit s’arrête à Buigny, terme du voyage pour nos deux compères. Mais le car continue sa route, emportant la jeune fille qui n’a qu’à peine dévoilé son secret et ne laissant derrière lui qu’un petit nuage de fumée bleue.

    2. Prolongement du premier texte

    J’avais lu ce texte d’une dizaine de pages aux Picardisants d’Abbeville. Ils auraient bien voulu éclaircir le mystère de cette jeune fille et savoir ce que devenait Piot Ltchu. Moi aussi.
    Donc un peu plus tard j’ai du remettre mon personnage en selle - au sens propre - puisqu’il est parti à bicyclette à la poursuite de l’autocar dans l’espoir de retrouver la jeune passagère. Cette fois le récit n’est plus ponctué par les arrêts du car. Il n’est plus dominé par le chauffeur. Cette fois, le moteur de l’histoire, c’est Piot Ltchu seul, avec sa personnalité, ses actes manqués, ses révoltes contre lui-même, ses coups de tête de jeune homme timide, et son opiniâtreté surprenante. En quelques heures, il devra surmonter des difficultés souvent nouvelles pour lui : les menus incidents de la route, ses propres maladresses, les plaisanteries des gens de la côte et tout à la fin la rencontre de cette femme énigmatique.
    C’est elle cependant, cette jeune femme qui, avec sagesse et fermeté, va lui faire prendre conscience de son inexpérience de la vie sociale, de son romantisme de jeune intellectuel… « Mais o n’vo rindez mie compte ! O n’sé déclère mie conme o. (…) O voét qu’oz éte coér jonne. » Le lendemain, même, c’est elle qui lui donnera rendez-vous sur la falaise et c’est elle, avec tact et tendresse, qui lui donnera confiance en lui, juste avant leur séparation : « I n-a télmint d’eutes filles qu’i sroait’té bién conténtes éd vo rincontrer ! » lui dit-elle en partant. L’aventure tourne court, mais le jeune homme en quelques jours a changé, son regard sur les femmes en particulier : « Ch’étoait biétot l’Quatore-Juilet. I n-avoait plein d’filles din l’Bourq-éd-Eut. I né zz’avoait pétète janmoais si bién vues. » Il quitte alors la petite station balnéaire. Il se retourne un dernière fois dans l’autocar dont la fumée bleue lui cache déjà le décor de son aventure d’adolescent.

    3. La deuxième nouvelle : « Chl’Inglaise d’Adville »

    Cette nouvelle de trente à quarante pages avait été lue par épisodes aux Picardisants. Piot Ltchu m’était devenu familier. J’y pensais de temps en temps. Je l’avais laissé près d’Ault-Onival, tout juste sorti de son, adolescence. Il me semblait prêt pour d’autres aventures.
    Mais, en plus de sa personnalité, de son histoire particulière, il devait représenter d’une manière plus générale ceux qui dans cette génération de l’après guerre, ont connu simultanément deux cultures très différentes portées par deux langues différentes : celle de la ferme familiale et celle du lycée. De ces deux petits mondes également protégés beaucoup de ces jeunes gens sont passés très vite à une vie sociale plus large peuplée de personnages nouveaux : les femmes.
    Je souhaitais donc, d’une certaine manière, que cette deuxième nouvelle prolonge la première, qu’elle la rappelle par la construction, qu’elle la complète par le fond : une deuxième aventure féminine, totalement différente, la femme étant très différente, Piot Ltchu lui-même ayant déjà vieilli. Pour ce projet, j’ai finalement choisi comme point de départ l’exemple d’une amie britannique engagée dans les années 50 comme jeune fille au pair en France, et qui dans la famille d’accueil avait davantage parlé le « patois » (il s’agissait du provençal) que le français.
    Il a donc fallu transposer cette situation dans une famille abbevilloise, créer le personnage de Teurine, la cuisinière, qui ne parlera que le picard à la jeune fille, imaginer la rencontre avec Piot Ltchu.
    Une jeune Anglaise qui parle picard, voilà qui était encore une anomalie linguistique susceptible d’éveiller la curiosité de notre jeune homme. En revanche, dans cette deuxième nouvelle, il ne s’agira plus de la course folle d’un adolescent, mais du voyage dans le passé d’un homme mûr, un Piot Ltchu toujours rêveur, curieux de tout mais bien sûr, avec l’âge, plus prudent presque méticuleux.
    Trente ans se sont écoulés. Piot Ltchu part en Grande Bretagne à la recherche d’une certaine Barbara Benson, cette jeune fille anglaise qu’il a connue l’été de ses vingt ans. Ce n’est plus dans un autocar l’espoir d’un amour improbable, c’est dans la malle de Douvres l’évocation d’une liaison de jeunesse. Ce n’est plus l’escapade improvisée sur une bicyclette dans le Vimeu côtier des années 50, c’est le voyage en voiture, soigneusement préparé dans l’Angleterre de 1990. Mais comme la rencontre de l’inconnue d’autrefois, les retrouvailles après trente ans sont difficiles. Piot Ltchu, cependant, va jusqu’au bout de son entreprise. Il s’arrête, cette fois sur un rivage du Devon qui le renvoie par le jeu des images et des souvenirs vers un autre rivage, picard, où sont restées plus vivantes les histoires de ses vingt ans.

    4. Le troisième texte : « Chés seutrélles éd Saint-Wary »

    Encore une fois, ce devait être le dernier épisode du feuilleton. Les auditeurs ont encore posé des questions. Plus précisément sur la réalité des personnages et des situations. Est-ce autobiographique ? Barbara, Piot Ltchu, Teurine, ont-ils existé ?… En guise de réponse, et pour le plaisir de retrouver mes personnages, j’ai choisi d’écrire un troisième texte, une sorte d’épilogue sous la forme d’un canular, comme les Picards aimaient en monter, peut-être aussi pour terminer par une pirouette, comme certaines chansons populaires quand elles deviennent trop graves ou trop sentimentales.
    Dans ce texte j’invitais donc mes auditeurs à prendre de la distance avec les personnages, en particulier Piot Ltchu : gardant son allure, sa personnalité même, il devenait l’un des protagonistes d’une histoire policière fantaisiste, à peine commencée, vite désamorcée. Finalement, ces deux histoires, comme la dernière ce n’était qu’un jeu, même si dans l’écriture d’un texte de fiction nous jouons sans cesse avec les choses vraies que nous puisons dans notre expérience de la vie réelle, et peut-être dans notre inconscient.
    Le titre de ce dernier texte, « Chés seutrélles éd Saint-Wary » joue lui-même sur les mots. Les « seutrélles » sont des pauvres filles maigres (les victimes dans l’histoire « policière »), ce sont aussi les crevettes bien connues de la baie de Somme que Piot Ltchu partage avec le narrateur en racontant ses souvenirs.

    5. Des trois nouvelles au roman

    C’est alors que Jean-Luc Vigneux m’a proposé d’éditer ces nouvelles, puis finalement de les rassembler sous forme de roman. Nous sommes alors passés de la lecture publique par épisodes à la publication d’un texte unique. Il en a été l’initiateur et l’artisan. Je peux simplement dire quelques mots d’un texte de liaison que nous avons ajouté.
    La première nouvelle se terminait à Ault, par le départ du jeune Piot Ltchu qui venait de rencontrer Geneviève, la jeune fille de l’autocar. La deuxième commençait ainsi : «Chu sinmdi lo, l’veille éd Pintecote, à Boulonne, oz éroète prins ch’batieu d’Inglétérre, oz éroète peu vir un honme intar-deux ages aveuc des gveux gris… Oz éroète érconnu Piot Ltchu. » Retrouver sans transition le personnage vieilli de trente ans était un peu brutal pour le lecteur d’un roman. Jean-Luc Vigneux m’a donc demandé d’écrire un chapitre intermédiaire. Je n’ai pas voulu que ce soit un texte de pure liaison, mais qu’il participe au projet global en éclairant l’évolution de la personnalité de Piot Ltchu.
    Cet épisode se situe l’année d’après l’aventure du Bourq-éd-Eut. Les deux amis du départ se retrouvent pour une promenade à bicyclette sur la côte picarde. Cela permet au narrateur de reprendre un peu sa place dans l’histoire et de suivre la vie de Piot Ltchu. Il remarque aussi combien son camarade a changé ses habitudes, ses comportements. Il s’étonne de le voir se mêler à la vie de la jeunesse de l’époque rappelée par quelques détails : les auteurs et les poètes à la mode (Sartre, Prévert…), les films (Rendez-vous de juillet), et dans les bals les chansons d’alors (Fleur de Paris, La danseuse est créole…). Enfin, pour que la suite du roman soit plus lisible, le lecteur découvre - avec Piot Ltchu - les plages picardes, Saint-Valery en particulier. C’est là que les deux amis décident de se rencontrer de temps en temps.
    Les hasards de la vie feront qu’ils ne s’y retrouveront que bien plus tard. Le pont de trente ans d’un chapitre à l’autre ainsi jeté, le récit devenait plus fluide. Il permettait de passer, par comparaison, de cette promenade picarde peuplée des souvenirs de l’année précédente, au long voyage en Grande-Bretagne à la recherche de souvenirs très anciens.

    6. Les non dits, les blancs

    Après ces aménagements, le roman comportait encore des blancs, des zones un peu floues. Ce n’est pas oubli de notre part. C’est d’abord, comme je l’ai dit dès le début, pour laisser au lecteur une part d’invention. D’ailleurs à ce sujet, depuis qu’on m’avait posé cette question, j’ai trouvé chez Julien Gracq quelques passages dont je ne tire que quelques phrases : « quelle que soit la précision explicative du texte, c’est lui (le lecteur) qui décide… par exemple du jeu des acteurs, de leur apparence physique. De même pour les zones de non-dit, de transition, l’esprit enfante à l’infini des passages possibles… »
    C’est dans un souci voisin que nous n’avons pas souhaité illustrer le texte. Là encore Julien Gracq ajoute : « Le caractère incertain de l’image romanesque est précisément ce qui constitue sa supériorité (sur l’image projetée, par exemple). Elle donne son essor à la production imaginaire du lecteur. » (extrait de « Lettrine », éditions Corti).
    Par ailleurs, certains non-dits qui suscitent des questions s’expliquent par le souci de ne pas diluer le récit principal dans des histoires qui ne s’inscrivent pas dans le projet. C’est ainsi qu’on ne sait presque rien (quelques lignes) de la vie professionnelle et conjugale de Piot Ltchu.

    7. Le temps

    Au contraire l’épisode de l’autocar qui dure une heure dans la réalité se déroule sur dix pages, car il faut mettre en place l’intrigue, les lieux, les personnages au rythme lent du véhicule. Il en est de même pour la scène des retrouvailles avec Barbara. Il ne faut pas moins de quatre pages pour décrire ce quart d’heure, car c’est un moment lourd d’incertitude et d’émotion, un moment crucial dans le récit.
    Cela m’amène à parler plus en détail du temps dans le roman - du temps réel et du temps dans le récit.
    La perception du temps qui passe est subjective. C’est pourquoi le narrateur ne raconte pas tous les évènements par ordre chronologique. Il les présente tels qu’ils viennent à l’esprit du personnage, au hasard des lieux, des scènes, des rencontres, des paysages, qui font lever des souvenirs. Au lieu de décrire objectivement l’enchaînement des scènes, il essaie de suivre le cours de la vie intérieure de Piot Ltchu pour que le lecteur sente lui aussi les irrégularités de la mémoire.

    C’est ainsi qu’à l’intérieur du récit chronologique du voyage en Grande-Bretagne (qui ne dure en fait que quatre jours peu mouvementés), le narrateur nous raconte, grâce aux digressions de Piot Ltchu, les évènements survenus pendant ces trente années. Chacun de ces épisodes s’inscrivant le plus souvent dans une séquence de ce voyage. Par exemple :
  • pendant la traversée de la Manche (une heure et demie en temps réel), Piot Ltchu revit tout l’été de ses vingt ans, sa liaison amoureuse avec la jeune Anglaise et son désarroi quand elle repart sans explications.
  • pendant la durée du premier repas qu’ils prennent ensemble, Barbara donne les raisons de son départ et fait le récit de sa propre vie pendant ces trente ans.
  • pendant le voyage en voiture, Piot Ltchu, le temps d’une halte, évoque ses relations affectueuses avec Teurine, la vieille cuisinière d’Abbeville, présentée plus haut.
  • Ce dernier exemple peut montrer comment les digressions comme celle-ci progressent en forme de boucle. Je la résume : Piot Ltchu découragé, trouve un peu de repos dans le cimetière de Christchurch qui lui rappelle un autre petit cimetière picard où Teurine est enterrée. Cela ravive le souvenir des conversations qu’il avait avec la vieille cuisinière. Il imagine alors les conseils qu’elle ne manquerait pas de lui donner dans ce moment de doute. Piot Ltchu, les idées plus claires, prend alors la décision de continuer la route à la recherche de Barbara. Nous voici donc de retour au récit chronologique.
    Ces digressions ne sont donc pas de simples excroissances. Le détour par la mémoire et la réflexion fait réagir le personnage : nouvelles idées, désirs soudains, parfois même remises en questions plus profondes. Il donne au récit un nouvel élan, le réoriente ou le termine pour introduire l’histoire suivante.
    À cette perception objective du temps passé, s’ajoute celle du défilement du temps qui passe, que Piot Ltchu ressent par les effets qu’il a sur les êtres. Chez Barbara, par exemple, dans cette femme raidie par la souffrance et repliée dans ses valeurs anglaises traditionnelles, Piot Ltchu ne reconnaît pas la jeune fille souple, insouciante et gaie qu’il avait tenue dans ses bras. Il a d’ailleurs oublié les détails de son visage. Il n’a que le souvenir d’une silhouette, le souvenir de son désir, peut-être « inne bélle fille rousse qu’al cotronnoait su chu cmin d’planches éd Tchéyeu. »

    Le défilement des années de jeunesse est rendu plus évident par le retour des premiers épisodes, à la même saison (le début de l’été). La similitude du décor naturel, des activités, de l’atmosphère, invite aux fréquents retours en arrière.
    Enfin, le défilement des heures prend toute son importance au cours de la poursuite haletante derrière la car. Au lieu de donner des précisions chiffrées (à 5 h 30, à 6 heures par exemple) le narrateur note une succession d’observations qui jalonnent l’itinéraire : à Buigny, Zélie Pinchon va traire ses vaches ; à Dargnies, Bétchet, le réparateur de vélos va fermer boutique ; à Yzengremer on est à table, à Ault les lampes sont allumées, et finalement, le chemin s’arrête, coupé par la falaise. C’est une rupture douloureuse dans le récit : cette journée s’achève, le voyage est à son terme, le rêve est brisé.
    La correspondance entre le défilement des heures, la progression dans le Vimeu vers la côte, et le cours de l’histoire elle-même est facilitée par la structure géographique du récit dans cette première partie.

    8. La géographie

    Il y a dans le roman plusieurs épisodes comme celui-ci qui décrivent à des trajets vers la côte, vers l’Angleterre… à bicyclette, en voiture, en bateau.
    Jean-Luc Vigneux, perspicace, y reconnaît mon goût pour la géographie, les rivages, les frontières. Il est vrai que, si mon personnage est très sensible au temps qui passe, il est aussi, comme moi, sensible aux frontières, au dépaysement. C’est un Picard de la campagne. Il se sent donc horsain dès qu’il sort de son village, étranger dès qu’il s’en éloigne un peu. L’adolescent prend conscience de cette frontière, si ténue soit-elle, entre le « Vimeu vert » et le Vimeu des serrures.
    Mais déjà ce Piot Ltchu de l’autocar, encore paysan, se considère un peu - sans se le dire - comme un jeune intellectuel. Il vit plus intensément cette escapade qui paraîtrait si dérisoire à d’autres et ces expériences nouvelles au delà de ses limites habituelles. Il analyse, chemin faisant, les changements qu’elles apportent à sa façon de vivre et de penser.
    L’homme plus âgé, va découvrir de l’autre côté de la Manche, un pays qui le surprend. Mais surtout, la femme qu’il retrouve après trente ans lui paraît plus étrange encore.

    9. La langue

    Ces réflexions sur les frontières qui séparent les êtres, sur les frontières dans l’espace et dans le temps, Piot Ltchu les exprime peut-être mentalement avec les mots de la langue française qu’il aime beaucoup. Mais ce n’est pas lui qui raconte son aventure, c’est le narrateur. Il faut donc retranscrire en picard ces réflexions abstraites, avec le ton simple et bon enfant de la conversation, le narrateur doit utiliser les expressions populaires, les images et les autres figures de style de notre parler régional plus concret. Quelques exemples peuvent éclairer cette difficulté.
  • Comme nous l’avons vu plus haut, Piot Ltchu retrouve Barbara si changée qu’il mesure en l’écoutant la profondeur du fossé qui s’est ouvert entre eux. Cette distance morale et sentimentale est représentée dans le texte picard par l’image de l’homme et de la femme repliés dans leurs souvenirs personnels et séparés symboliquement par la table encombrée des restes froids du repas, comme ils sont séparés par cette frontière de la Manche et par trente années de silence « vlo qu’achteure il étoait’té lo touté deux, mais satchun din ses ramintuvries, satchun din sin poéyi, d’un cotè pi d’l’eute éd cho’t tabe… »
  • Au début de Chl’Inglaise d’Adville, pour exprimer la différence de condition sociale qu’il ressent douloureusement, le jeune homme en picard, se contente d’opposer deux images : pendant que la jeune fille évoque sa mère portant une fourrure de renard sur les épaules, traversant leur grand jardin plein de fleurs, escortée de tous ses chiens de luxe, lui, Piot Ltchu pense à sa propre mère enlevant son vieux tablier sale sur le seuil devant le fumier de leur pauvre cour de ferme.
  • Dans ce même chapitre, Piot Ltchu parlant de la jeune fille au pair aurait pu dire qu’elle s’exprimait dans un sabir anglo-franco-picard. J’ai préféré que ce soit Teurine qui dise en plaisantant : « Al foait do’d dravie aveuc du tréfe inglais ».
  • En ce qui concerne précisément l’aspect plus technique de la langue étrangère. J’ai retranscrit le moins possible les paroles de Barbara. C’est souvent Teurine, bavarde, qui parle à sa place, ou Piot Ltchu qui la retraduit pour lui même et pour nous. Par exemple, il reconstitue de mémoire, seul, quand il est couché, le récit qu’elle a fait de sa vie le soir des retrouvailles. Il en était de même pour la chanson qu’elle lui avait fredonnée. Il se la répétait lui même en picard « La vie ch’n’est qu’un reuve » comme si c’était un message philosophique.
    La part plus réduite des dialogues dans la deuxième partie du roman, peut également se justifier par la tonalité du récit : le voyage d’un solitaire à la recherche de son passé.

    10. De l’autobiographie à l’imaginaire

    Il me reste à parler de la part de l’observation, des souvenirs, de l’imaginaire, de l’autobiographie. J’ai déjà donné plus haut quelques explications à ce sujet, quand j’ai « raconté » la naissance du premier récit, à partir des souvenirs, des lieux, des personnages. Je peux simplement compléter par quelques détails.

    10.1 Les lieux d’abord

    L’idée de la chute de Piot Ltchu dans sa course à bicyclette a pour origine d’une part un lieu précis, dans le fond d’Embreville où la route était coupée par une tranchée bien connue à l’époque, et d’autre part d’une chute non loin de là, dont je fus témoin. La rencontre de ces deux éléments crée le petit incident qui me paraissait inévitable, étant donné l’état d’esprit de mon personnage, dont je vivais l’aventure par imagination. Si le jeune homme passe la première nuit dans un blockhaus sur la falaise, c’est que moi-même je connais bien ces lieux, même dans l’obscurité, dans d’autres circonstances bien sûr. Le cimetière de Christchurch, la maison de Barbara, les quais de Saint-Valery-sur-Somme, etc. sont autant de supports réels à des épisodes imaginaires et peuplés de personnages de fiction.

    10.2 Les personnages

    En ce qui concerne les personnages, précisément, il s’agit le plus souvent d’observations, de souvenirs. Ils correspondent à des caractères que l’on pourrait rencontrer dans le Vimeu, dont le physique est laissé flou par le narrateur qui nous fait partager sa frustration (Piot Ltchu ne dit pas tout, il oublie).
    Teurine, par exemple, est un personnage qui joue un rôle important dans l’histoire et dans la vie de Piot Ltchu. Je ne lui ai pas donné de visage, mais je suis sûr que nous avons tous rencontré de ces femmes cuisinières ou matrones, généreuses et bavardes connaissant le monde et la vie. Elle est opposée dans l’histoire à la mère de Piot Ltchu, campagnarde et réservée, bileuse et protectrice.
    On retrouve plusieurs fois, dans le roman, cette opposition de deux personnages qui jouent un rôle comparable : la cuisinière Teurine, et Capieu le chauffeur, dans leurs fonctions d’intermédiaires qu’ils remplissent de manière toute différente.
    Les deux jeunes femmes également : par rapport à Piot Ltchu, la passagère de l’autocar est plus âgée, d’un milieu plus modeste. Elle garde pourtant ses distances, on ne saura plus rien d’elle. Au contraire, Barbara plus jeune, d’un milieu très bourgeois se rapproche volontiers de Piot Ltchu et finalement nous connaîtrons son histoire.
    On pourrait de façon comparable rapprocher le narrateur et le personnage principal. Or, précisément, quelques lecteurs ont supposé que j’étais caché sous les traits de Piot Ltchu. J’ai déjà donné quelques indications sur son identité. Pour ma part, je fais partie de la deuxième génération, celle des petits-enfants de ceux qui ont travaillé la terre. À cause la guerre, cependant, j’ai retrouvé la vie rurale, ce qui m’a permis à la fois de partager les expériences du jeune homme et de prendre du recul pour décrire la situation de cette génération. Il serait donc plus juste de me retrouver dans le narrateur qui connaît, comme moi, le Vimeu vert et le Vimeu côtier. Mais il est un personnage de fiction, lui aussi, l’ami de toujours, à la fois critique et bienveillant. Il est le médiateur indispensable, car Piot Ltchu par pudeur et par modestie ne pouvait pas raconter ses propres aventures à la première personne.

    Il n’en reste pas moins qu’on pourrait retrouver les aspects de ma personnalité chez mes personnages. S’il m’est facile de relever dans le texte la part d’expériences personnelles et de souvenirs, il m’est difficile de discerner la part d’inconscient. J’ai moi-même été surpris de découvrir que mon intérêt presque maniaque pour les rivages apparaissait dans de nombreuses scènes. Il est vrai que ce thème de la limite, de la transition, du passage prend une valeur symbolique tout au long du roman : passage en quelque sorte de l’adolescence à l’âge adulte, passage des aventures réelles aux souvenirs, des souvenirs à l’imaginaire et peut-être à l’écrit.
    À la fin, Piot Ltchu, devant la baie de Somme, lieu des confidences, y fait quelques allusions discrètes quand il dit que le réel est sûrement plus beau quand le temps et l’imagination ont fait leur œuvre. Lui qui connaissait bien ses classiques aurait aimé citer Musset : « Un souvenir heureux est peut-être sur terre plus vrai que le bonheur. »
    Le livre s’arrête au bord de l’inconscient : le personnage prend la place du narrateur. C’est lui qui décide à la fin qu’il faut écrire les souvenirs et comment les écrire. Mais n’y a-t-il pas une part qui doit rester cachée ? La plus importante, peut-être ! Cette jeune fille de l’autocar dont il n’ose plus dire le nom, et dont on ne parlera plus.

    Jean Leclercq (juin 1997)


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