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Votre sujet est original et intéressant. Vous avez déjà cerné ce qui pourrait l’étayer, à savoir : l’exode rural, l’école obligatoire, la guerre 1914-1918. Ces trois moments ont marqué l’histoire (locale, de France et bien au-delà) et sont bien choisis. Paradoxalement, rien n’indique expressément que ce soit entre 1850 et 1920 que le picard connaisse un déclin. Pour peu qu’il en connaisse un, d’ailleurs !
Intuitivement, nous comprenons que ce que vous cherchez à signifier par le mot « déclin » est à la fois « moins de locuteurs » et « moins de transmission du langage ». Comment mesurer objectivement cette double notion de déclin ? Calcul d’autant plus difficile que sur la période étudiée, on note une augmentation assez important du nombre d’habitants et des migrations importantes de population. Faudrait-il donc mesurer davantage par famille plutôt que par le nombre de locuteurs ? Ceci nous éloigne de votre sujet et dépasse de loin nos compétences.
Sur cette période, vous affirmez qu’il y a assurément eu une « prise de conscience de l’existence du picard ». Pourquoi ? Voyons tour à tour les trois notions que vous avez dégagées.
1- L’exode rural :
Au contact de la vie urbaine, les individus sont plus en prise avec le langage officiel (français) qui est, par exemple, celui des administrations. Cependant il ne faut pas oublier qu’on parle aussi le picard en ville, au moins dans les faubourgs ou les quartiers populaires, voire parfoisen centre ville.
Ce sont lors de relations pour se loger, pour une embauche, ou avec la mairie, une administration, un service public, ou éventuellement en ayant connaissance de spectacles (théâtre, musique…) qu’on se rend compte qu’il y a deux langages qui cohabitent. En l’occurrence chez nous, le picard et le français. Ce qui a contrario ne signifie pas que le nouvel habitant de la ville abandonne systématiquement et brutalement le picard. Je dirais, bien au contraire. Les gens du peuple n’ayant pas accès aux spectacles (qui sont généralement des tournées nationales des grandes créations parisiennes ou autres), vont se réfugier dans des spectacles locaux, comme ceux de marionnettes. Il n’y a jamais eu tant de théâtres de cabotins qu’à la fin de XIXe siècle, que ce soit à Amiens, Tourcoing, Tournai ou ailleurs. Est proposé là un programme qui associe une parodie du grand théâtre suivie de saynètes avec un héros local (comme Lafleur à Amiens) qui parle picard. On crée ces « boufondries » pour le peuple. C’est le même phénomène à Lyon avec Guignol, ou à Liège avec Tchantchès, etc. C’est d’ailleurs à cette période que les personnages populaires prennent toute leur importance, affinent leur psychologie, évoluent dans leur univers qui depuis a peu varié. Par exemple, la femme de Lafleur s’est initialement appelée Catherine (et a porté bien d’autres prénoms) avant de devenir définitivement Sandrine, grâce à l’Amiénois Édouard David. Ce n’est que le cinéma (vers 1900) qui provoquera le déclin (là on peut le mesurer en voyant le nombre de salles et leur fréquentation) des spectacles de marionnettes.
2- L’école obligatoire :
Le maître parle « bien », donc il s’exprime en français. En contrepoint, il donne le sentiment qu’à la maison on parle mal quand on en parle pas français. Ainsi, le picard, chez nous, est connoté négativement. N’oublions pas que les instituteurs (formés par l’« institution ») sont issus des Écoles Normales (qui instruisent la « norme »). Le picard voit sa place rejetée de l’institution, de même qu’il est banni de la cour d’école. Mais en dehors de l’école : c’est la liberté la plus totale ! Et le picard retrouve son environnement naturel : les champs, l’usine, les jeux, le foyer où vivent les anciens avec les jeunes générations. Paradoxalement, l’école apprend à des générations complètes à lire et à écrire, et le picard va en bénéficier indirectement (comme nous allons l’exposer ci-après).
3- La guerre 1914-1918 (et plus généralement le service militaire d’alors, qui dure trois ans) :
C’est le mélange des jeunes hommes venus de toute la France, qui arrivent chacun avec leur « patois » et avec une langue commune pour entendre et exécuter les ordres : le français évidemment.
Le picard possède en tant que langage, une proximité indéniable avec le français. L’intercompréhension d’un Picard avec quelqu’un qui parle français est quasi totale (le contraire ne l’est pas), et ce depuis longtemps.
Le peuple est généralement conscient de l’existence d’une seconde langue à côté de la sienne propre.
Réciproquement, une prise de conscience scientifique se réalise quant à l’intérêt des langages populaires. On s’est rendu compte en haut lieu, après que l’abbé Grégoire ait voulu anéantir les patois (à partir de 1795 environ), que quelque chose allait se perdre. Dès le début du XIXe siècle les premières études et enquêtes linguistiques ont alors été entreprises. Elles furent systématisées avec la demande, en vue du recensement des langues parlées dans l’Empire, de traduction en parler local de la « Parabole de l’enfant prodigue », dans chaque chef-lieu de canton.
En Picardie linguistique, on a commencé à réaliser des dictionnaires vers le milieu du XIXe (Hécart à Valenciennes, Corblet à Amiens, Haigneré à Boulogne, etc.). Mais quelques lexiques existent déjà antérieurement. On approfondit alors la connaissance linguistique. L’un des collaborateurs de l’Atlas linguistique de France, Edmond Edmont, est originaire de Saint Pol-sur-Ternoise (62). Il réalise le dictionnaire de son parler du Ternois. Ce sont des ouvrages volumineux, de plusieurs centaines de pages qui sont publiés à cette époque. Ce ne sont pas de tout petits lexiques ou glossaires ! Depuis, il n’y a jamais eu d’arrêt dans les enquêtes de ce type. Désormais, il doit exister plusieurs centaines de lexiques picard-français !
Tout ceci participe de la prise de conscience, de la description, voire de la valorisation du picard, mais nullement d’un déclin du parler régional. Reprenons les trois axes de votre sujet.
1- L’exode rural :
La population qui arrive en ville pour y trouver de quoi se nourrir, se loger et aussi du travail, parle picard. Elle continue à y parler picard, pourquoi arrêterait-elle ? Elle garde des relations avec ceux restés au pays, mais en noue aussi avec ceux parmi lesquels elle vit. Que ce soit dans les filatures du Nord (Roubaix, Tourcoing, Armentières, ou chez nous Amiens, etc.) ou dans les mines (de Béthune à Lens et de Douai à Valenciennes), ou pour le travail du poisson (Boulogne) ou d’autres activités économiques l’on trouve ailleurs (comme la serrurerie dans le Vimeu...) : on parle picard au travail. C’est une langue qui possède aussi un nombre considérable de lexiques techniques ! Chaque mot a un sens précis, et chaque geste aussi. Ils sont transmis aux nouveaux venus... Comment dire la méthode de travail, comment décrire l’outil et son usage, autrement qu’en picard ?
La population migrante aura parfois même la possibilité d’influencer le vocabulaire de la ville. C’est net dans le Nord. Les ouvriers venaient des Flandres non romanes, mais flamingantes. Ils ont mis leur flamand dans la poche, et le picard a pris le dessus, en conservant cependant quelques traits de prononciation (que l’on retrouve replacés dans des chansons, par exemple). Ailleurs, on constate le même phénomène à une époque plus récente (vers 1920 et après) avec les Polonais qui viennent dans la mine, les Portugais dans le textile... le picard local prend très souvent le dessus sur le français, sans que le nouveau locuteur soit passé « par la case français ».
2- L’école obligatoire :
L’école permet aux enfants d’apprendre à lire. À la maison, ils lisent les journaux, les almanachs, les images d’Épinal, le courrier… Ainsi la technique de fabrication des journaux évoluant, on a de plus en plus d’acheteurs et de lecteurs. Il n’y a pas une publication locale qui ne reprenne un ou plusieurs textes en picard. Ce sont même les pages qui sont lues avec le plus d’assiduité !
Dans ce contexte, apparait autour d’Abbeville le héros complètement imaginaire de Jacques Croédur. Ses lettres (une par an seulement) sont lues et commentées. Elles sont attendues d’une année sur l’autre. Il devient quasiment un mythe (René Debrie a publié une étude au CRDP d’Amiens à ce sujet). Plus d’un siècle après on en parle encore, et ce héros populaire vit toujours dans de nombreux écrits qui ont complètement échappé au créateur de Croédur (Clément Paillart à Abbeville, en l’occurrence). Qui plus est, et pour revenir sur le sujet de l’école au XIXe siècle, un auteur peu connu (M. O. Le Roy, dont on sait peu de choses, si ce n’est qu’il était enseignant) écrit un livre en français, émaillé de quelques phrases de dialogues en patois (plus ou moins picard) : « Jacques Croédur premier paysan de France ». C’est un livre de lecture qui est offert en « prix » à certains élèves.
Il y aurait beaucoup à dire sur l’idée assez fausse qu’on se fait de l’école qui interdirait le picard (ou les autres langues régionales). Certes il y a des directives à ce sujet ou des modes de stigmatisation (le cube de bois dans la poche d’un élève, ou autres humiliations) qui ont effectivement existé. Mais là aussi, à contrario, le nombre d’enseignants qui ont écrit en picard est impressionnant. La corporation représente probablement plus de la moitié de ceux qui ont publié un livre en picard depuis un siècle et demi.
Pour résumer, on pourrait dire que plus on sait lire de français, plus on peut aussi lire un autre langage. Et chez nous, c’est le picard.
Si on prend l’exemple à Lille d’Alexandre Desrousseaux (qui a écrit le Ptit Quinquinà), c’est un enfant de la classe ouvrière qui s’est élevé socialement grâce à l’écriture en langue populaire. Il a essayé le français, mais ça ne lui convenait pas. Il a été encouragé à écrire ses chansons en patois. Grâce à l’imprimerie qui est plus libre, et revient moins chère à fabriquer, des feuilles facilement diffusables sont réalisées. De ce fait, Desrousseaux va connaître un réel succès, et il deviendra une célébrité sans égal en son temps. Il sera honoré de ses pairs et des sociétés savantes, il recevra la légion d’honneur, et son fils sera invité à venir chanter « L’Ptit Quinquin » à l’Élysèe pour le centenaire de la création de la chanson. Il en ira de même avec Jules Mousseron (de Denain) qui sera invité dans la banlieue parisienne à dire un hommage à Émile Zola, lors du cinquantenaire de Germinal... Ces auteurs sont des enfants de la révolution industrielle.
Dans le Nord, à Tourcoing, Jules Watteeuw (L’Broutteux) édite pendant vingt-cinq ans un almanach et un hebdomadaire tout en picard, « La Brouette ». Dedans il écrit sur l’actualité (il parle des premiers avions, des épidémies, de l’espéranto, etc.) en patois. Et il a aussi une page pour les gens originaires de Flandres.
Par la suite, on aura à Lille le journal « L’Vaclette » (avant 1914), puis « L’Nouvielle Vaclette » (à l’entre-deux guerres). Dans toute la région on a des bulletins de sociétés savantes ou littéraires qui font toujours place au picard. La société savante et littéraire des Rosati crée un concours annuel d’expression en picard (prose, poésie, fable). On ne peut citer tous les exemples !
3- La guerre 1914-1918 :
On lui doit d’avoir laissé le mot « chtimi » qui désignait les personnes originaires du Nord (soldats ou habitants ?) qui étaient identifiés parce qu’ils disent « chti » pour désigner l’autre (celui), et « mi » pour moi.
Cette guerre, étonnamment, n’a pas empêché d’écrire en picard. Jules Mousseron, à Denain, écrit un livre « Les Boches au pays noir » qui sera publié après guerre, entièrement rédigé en patois rouchi, qui raconte des épisodes de la guerre vus depuis la zone occupée par les Allemands. Ce n’est pas le seul livre dans ce cas. Dès la fin de la Grande guerre, Jules Watteeuw publiera « Gloria ! » un recueil qu’il dédie aux Boches. Etc.
La Première guerre mondiale a eu un effet dévastateur sur des zones immenses. Des villages ont été rasés, des populations ont été déplacées. N’oublions pas, pas les disparus ou les morts. Après guerre, les villages reconstruits du Santerre (ou ailleurs) comptent moins d’habitants, moins d’exploitants agricoles. Mais ce sont quand même des familles locales qui sont revenues. La pratique du picard a pu perdurer tant bien que mal. À Péronne et dans les alentours, Gustave Devraine, vétérinaire de profession et prosateur picard par passion, est chargé de reconstituer les cheptels bovins pour toutes les fermes du coin. Il va noter les expressions picardes qu’il entend, et en rentrant il met ces phrases en scène dans des pièces de théâtre (que nous avons éditées) toutes en picard. On est alors dans les années 1920 à 1940.
Difficile de tirer des conclusions avec cet argumentaire ! En fait, comment mesurer la vitalité d’une langue ? En compulsant des enquêtes statistiques ?… mais l’INSEE n’était pas créée au XIXe siècle.
En écoutant des enregistrements ?... Il faudra attendre les années 1930 pour avoir les tous premiers disques 78 tours (à Lille, Tourcoing, Tournai, Amiens,…) ou bien les enquêtes linguistiques (concernant essentiellement l’Oise ou le Santerre) enregistrées pour la Sonothèque nationale (en 1939) à l’initiative de Robert Loriot.
En regardant la production littéraire ?… Dans ce domaine, tout porte à croire que plus ça va mieux ça va. Les auteurs picards sont de plus en plus nombreux et publient partout, que ce soit dans les journaux, les almanachs, les livres, les cartes postales... Jules Mousseron (à Denain, 59) (qui décède en 1943) a vendu plus de 100.000 exemplaires de ses livres (il y en a une quinzaine) tous en picard. La notoriété d’Édouard David à Amiens (décédé en 1932) est incontestable encore aujourd’hui. Il a écrit essentiellement en picard. Son œuvre est très connue et recherchée des bibliophiles. On retrouve le même phénomène à Doullens avec Charles Dessaint (mort en 1940) qui est encore aujourd’hui très apprécié dans sa ville. Les exemples se multiplient à l’infini. Voyez la bibliographie sur notre site.
Une zone semble faire exception. Il s’agit du Vimeu, au sud-est d’Abbeville. Il n’y a pratiquement pas de livre publiés avant 1950. Tout commence à se réveiller à partir de 1963 environ, grâce à Gaston Vasseur. Depuis lors, ça ne cesse de produire ! Il faut dire que le picard y est présent très quotidiennement, et que les Picardisants sont nombreux et très fiers de se localiser dans leur propre village plutôt que dans celui du voisin.
Il faut penser au rôle important de la presse, que ce soit pour permettre l’édition des auteurs et encore plus pour leur diffusion auprès du public. Surtout la presse hebdomadaire. Le nombre de chroniques en picard est important, et leur lectorat y est très fidèle, aujourd’hui, comme c’était déjà le cas hier.
Ces arguments peuvent vous sembler quelque peu à contresens de ce que vous deviez attendre. Bien sûr, vu de l’Oise, où vous résidez, on peut penser que le picard a connu un certain déclin et en chercher si ce n’est la cause, au moins l’origine. L’Oise connaît pourtant de bons auteurs, à commencer par Philéas Lebesgue (de La Neuville-Vault). Il est incontournable pour avoir beaucoup écrit en français, mais pour avoir publié un livre en picard (plus des inédits rassemblés dans un volume). Il reste célèbre depuis son décès en 1958. Il n’y a pas que lui, cependant.
Une bonne partie de votre département n’est pas picarde de langue. Au sud de Beauvais et de Compiègne, on est en Ile de France. À l’ouest, vers Songeons ou Gerberoy on est en pays de Bray. C’est alors une zone de transition. Elle existait déjà lors de la révolution industrielle. Le découpage des départements n’a pas effacé ces nuances-là ! Il en avait pourtant la vocation, parmi d’autres, à sa conception sous la Révolution.
Je vous conseille de consulter l’anthologie « La forêt invisible, au nord de la littérature française, le picard » qui a été publiée à la Maison de la culture d’Amiens en 1983. Voyez les dates des auteurs mentionnés, et combien la partie moderne (qui débute dans ce livre à 1801) est importante en regard du Moyen-Âge. Voyez aussi les publications du Centre d’études picardes de l’Université de Picardie, il y a des liste de bibliographie picarde qui sont un bon regard panoramique sur les productions littéraires de l’époque que vous avez retenue.
Bien sûr il n’y a pas que la littérature. Je vous ai dit un mot des lexiques et autres glossaires. Il faut se reporter aussi aux enregistrements (dès que la technique l’a permis, on a enregistré en picard !), ou aux chansons qui sont colportées. Ainsi on chante toujours « Chl’araignée d’Rumigny » qui a été écrite par Emmanuel Bourgeois de Vers-sur-Selle (80) à la fin du XIXe siècle. Le théâtre, la marionnette, la chronqiue, et aussi la BD... le picard est partout. Le tout est d’ouvrir les yeux ou les oreilles pour s’en rendre compte... « en prendre conscience » comme vous disiez pour débuter cette conversation.
Depuis le premier numéro de Ch’Lanchron en avril 1980, nous avons publié des textes de plus de 400 auteurs pratiquement tous contemporains. Nous fêtons le 25ème anniversaire du journal avec le numéro 100 qui sort ce mois de novembre. Qui aurait prédit que le journal trimestriel existerait encore après 25 ans de parution ? après l’an 2000 ? au XXIe siècle ?
C’est vrai qu’on parle de déclin, de disparition du picard... Mais de fait, ce n’est pas le cas. La raison d’exister de Ch’Lanchron est de publier des auteurs qui écrivent en picard (et il en vient de nouveaux tous les ans), et sa pérennité est due à ce que des lecteurs l’achètent (il n’y a pas de publicité ni de subvention)... Ch’Lanchron est publié à 1800 exemplaires quatre fois par an. Il compte 650 abonnés fidèles.
De plus, il n’y a pas que Ch’Lanchron qui porte activement l’expression en picard. Récemment, l’album de bande dessinée « Astérix i rinte à l’école » a été vendue entre le 20 octobre 2004 et le 31 mars 2005 à plus de 105.000 exemplaires. Rien que ça. Et ce n’est pas fini. Sur la même période, les cinq autres traductions parues simultanément (en breton, en gallo, en alsacien, en corse et en occitan) se sont vendues à 40.000 exemplaires à elles cinq.
Notre picard n’est donc pas en aussi mauvaise santé que ça. C’est probablement bien grâce à ceux et celles qui nous l’ont légué, à savoir nos téons et téonnes qui vivaient en plein exode rural, avant la guerre Quatorze, quand ils ont appris à lire, à écrire et à compter dans l’école obligatoire de la république ! |
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