En couverture, le double numéro de Ch’Lanchron mis en vente cet hiver, arbore la boutique de l’ancien grainetier de Doullens, Alfred Voisselle. Le respectable commerçant du centre du bourg ne proposait pas que des semences potagères ou fourragères à la population ! Au tournant du dix-neuvième siècle, il a aussi planté de nombreux vers picards, au rythme de la vie de la cité. Car c’est un peu une chronique en picard de Doullens que l’on retrouve à travers les poèmes laissés par Voisselle.
Sa production, environ une cinquantaine de textes, était restée inédite. La plupart des amateurs de notre langue picarde, ne connaissaient même pas le nom du poète... Jusqu’à ce que Ch’Lanchron redécouvre ces œuvres, grâce à l’historien local André Guerville, qui avait posé un regard avisé sur des manuscrits ou des articles de presse. Les rimes de Voisselle devaient être sauvées de l’oubli par le trimestriel picard. C’est chose faite, désormais, dans ce double numéro hivernal, qui comporte un cahier central de 40 pages entièrement consacrées à notre Doullennais.
Au rythme des rues de Doullens vers 1910
La prose est rare chez Alfred Voisselle. L’auteur s’exprime plus volontiers en chansons ou en ballades. Son inspiration est rythmée par les événements d’alors. La venue de deux ministres, lors de l’inauguration du musée Lombart en 1908, est l’occasion de signer une complainte de onze couplets, qui n’a rien à envier aux "Barnum" ou autre "Araignèe", ces célébrissimes chansons picardes quasi contemporaines. Le souffle humoristique est le même, seuls le lieu et le langage diffèrent. Car Alfred Voisselle possède et manie les mots avec une grande aisance. Un lexique de son vocabulaire, qui ne compte pas moins de 90 entrées est d’ailleurs adjoint en fin d’édition, pour guider le lecteur non averti des spécificités nord-amiénoises.
On appréciera la poésie de Voisselle quand il s’envole au fil des saisons (Ch’gardinage, L’moès d’eut) ou dans le quotidien le plus simple (Foais calin, L’moéson, L’visite èd Mossieu chl’Inspecteur, Érquémandation d’un garde-chompète). Il honore les sociétés locales de ses couplets gaillards (À l’ducasse, Vive l’fanfare !, Saluons nos braves pompiers !) dont il était bien souvent membre ou admirateur, on en veut pour preuve, son portrait qui figure ainsi, en costume d’apparat d’archer, la visière collée au raz des sourcils. Mais son humour est sans appel quand il aborde le registre de la plaisanterie, du rire ou du sourire. Les connaisseurs se délecteront avec À... huitaine car il est certaines choses que l’on ne peut remettre à ce délai... On lira encore Ch’billet d’Lotrie cette farce présentée sous forme de rêve.
Un Lanchron et un livre dans le même numéro !
Ce Lanchron d’hiver est cependant un numéro qui propose comme à l’accoutumée une panoplie des divers modes d’expressions picardes. Il reste en effet 44 pages pour que tous les genres de littérature s’expriment. Et les auteurs abondent de tout le Domaine linguistique picard. Le Vimeu vert est bien représenté, avec des auteurs (Francis d’Ary, Roland d’Hallencourt) qui s’essaient aux jeux proposés aux lecteurs. Que ce soient la rubrique "Vir", ou les mots enchaînés "À l’tcheue leu leu", ces exercices n’ont plus de secret pour eux, comme pour la dizaine d’autres jouteurs qui s’y sont frottés.
La nouvelle, forme à laquelle le picard se prête à merveille, est excellemment représentée par des textes de Gilles Toulet (L’herbe à lapins) ou Jean-Luc Vigneux (Cheul division d’eudsu). En picard du val de Somme, le premier nous livre un récit d’amours furtives au printemps 1940. Le second, ancré dans le quartier Thuison d’Abbeville, évoque l’expansion fatale d’un village à la fin des années 60, allégorie du modernisme ambitieux qui rivalise avec la vie ancestrale.
Le picard sait faire le lien entre les générations ; les textes proposés aux lecteurs par Mauricette Cheval (Aulnoy, 59), Béatrice Spreux (Tournai, Belgique) ou Jacques Dulphy (Bourseville, 80) témoignent du respect dû aux anciens, "chés tayons".
La bande dessinée de Jean-Bernard Roussel vient poser son humour au fil d’une page. Plus loin, Jean-Pierre Calais (Ferrières, 80) a composé un texte autour de mots anciens restés dans notre vocabulaire picard contemporain.
Deux auteurs de l’Audomarois (Alfred Lefèbvre et Thérèse Vasseur) montrent leur différence d’accentuation dans des histoires empruntes de nostalgie et de raillerie. C’est que le langage picard ne se prononce pas à Saint-Omer comme à Saint-Riquier, et nous pouvons l’entendre dans des C.D. récemment édités qui sont présentés là. C’est bien aussi toute la richesse de notre langue : sa diversité, son actualité, et sa vitalité. Les soirées de lecture de ces courts-jours 2004 vous en apporteront doublement la démonstration avec Ch’Lanchron 91-92.
Fidèle à son éclectisme habituel, Ch’Lanchron 91-92, vous propose toujours ses chroniques habituelles (jeux littéraires, Vir, "clognon", actualité) et deux pages de revue de presse des publications picardes récentes.