Témoigner est une des fonctions du langage. Le picard a habituellement la charge de la mémoire authentique ou du souvenir nostalgique. Il aborde moins fréquemment les pages de la grande histoire vue sous l’angle régional. Voici pourtant avec ce double numéro de Ch’Lanchron qu’un pas s’avance dans cette direction. Cette livraison de la rentrée 2004 nous plonge dans l’Histoire de la seconde guerre mondiale, et plus précisément dans celle de son dénouement. La Libération est racontée en picard par une bonne quarantaine d’auteurs picardisants qui sont autant de signatures venues du Hainaut, d’Artois, du Vermandois, de l’Amiénois du Ponthieu ou du Vimeu.
Ch’Lanchron a préparé cette édition de longue date, et des écrits picards ont été rassemblés pour ce 60ème anniversaire depuis plus de quatre ans. Ils sont proposés ici dans un ordre quasi chronologique des événements.
Une langue picarde proche du reportage
Les premiers textes abordent la période de l’occupation, qui fut tantôt celle des privations, celle de l’éloignement, celle de la résistance, ou encore tout cela à la fois. Les poèmes "pauvre bistouille..." signé de Bertrand Saintes (80, Domart), "Un réjichtant" de Claude Milan (62, Vimy), ou "Colis d’prisonnier" de Florian Duc (Hainaut belge) sont autant de titres évocateurs. Mais le parler picard résistait aussi, avec la seule arme de ses mots. Jacques Dulphy (80, Bourseville) a relevé quelques anecdotes qui démontrent la force du verbe, telle cette imaginaire société "Arbet-Dinlbouette" d’Auxy-le-Château (62) qui était le prétexte à passer des messages dans des doubles fonds de boîtes de biscuits.
Eugène Clark (80, Vaux en Amiénois) qui fut mécanicien dans l’aviation retrace son parcours avec les combats de 40, son S.T.O. puis sa clandestinité et la libération de la région d’Ailly sur Somme. Il rapporte quelques faits d’arme, mais aussi la joie teintée d’angoisse. Cette émotion est évoquée encore dans les textes de Jehan Vasseur (80, Nibas), Jean-Pierre Calais (80, Ferrières), Jean Leclercq (80, Buigny), ou Patrice Damay (80, Val de Selle). Chacun de ces récits est celui d’heures espérées qui tardent à s’imposer, comme si le temps refusait de croire à la débâcle des ennemis.
Les massacres qui ont précédé la Libération ne sont pas absents des pensées. Alain Vigneux (80, Beaucamps-le-Vieux) se souvient de ses camarades écoliers fauchés en pleine classe ; Robert Touron (80, Nibas) rappelle les victimes de Bernapré ; Gisèle Souhait fait le voyage d’Oradour avec Laetitia sa petite-fille, pour que sa propre opinion s’y construise ; Gilles Toulet s’attarde sur le nom d’une rue synonyme de la disparition d’un martyr de la Résistance. Ces proses picardes nous plongent dans une ambiance proche du reportage.
Quand un autre moment grave est retenu, comme l’attaque de la prison d’Abbeville, racontée par Aimé Savary (80, Beauquesne) alors qu’il y était lui-même détenu, c’est un signe d’espoir qui est résolument envoyé vers le destin pour que la chance sourie enfin.
Le picard sur tous les genres littéraires
La mise en scène théâtrale du retour du prisonnier par Gustave Devraine (80, Péronne) permet de donner un ton moins solennel là où la mélancolie aurait pu prendre le dessus avec un autre genre littéraire. Le dialogue est encore utilisé par Eugène Desaint (80, Amiens) pour que Lafleur nous décrive le premier vote des femmes. Nous entrons ainsi dans le registre humoristique, qui permet de désamorcer une légitime inquiétude quotidienne.
Ici c’est un canard qui sera la cause d’un interrogatoire disproportionné (Jean Pédebœuf, d’Amiens), là ce sont des jeux de mots sur les "boches" ou sur "éch goût d’loque" qui détendent des situations parfois embarrassantes.
Mais les moments les plus gais ne viendront que plus tard. À Noël 45, par exemple quand le cabriolet de Léopold Devismes (80, Moyenneville) retient toute sa jeune famille dans la neige, il est assuré que l’accident n’est en rien comparable au malheur des six années précédentes.
Les exactions liées à la Libération ne sont pas écartées du sujet. Edgar Droyerre (80, Saint-Ouen) utilise lui l’allégorie d’une mouche collaborationniste. Jean-Luc Vigneux (80, Abbeville) propose une fiction qui interroge sur les sentiments confrontés à une époque impitoyable, quand André Thierry (80, Amiens) fait allusion à une humiliation publique, ou Georges Courcol (80, Longueau) livre brièvement comment il dut s’interposer pour sauver la vie d’un prisonnier ennemi.
Le journal picard se referme sur une rime finale envoyée à Auguste Perret qui dévoilait son plan de reconstruction imposant aux Amiénois l’édification de la tour la plus haute d’Europe. En bon Picard, Charles Caron se charge de donner commentaires et conseils à l’audacieux architecte : " Pu heut qu’sin tchu n’feut point qu’i péte, ch’est un dicton, Monsieu Perret !". L’illustration de la couverture de ce double Lanchron 94-95 est d’ailleurs due à son fils, ABC Caron, qui signe une aquarelle haute en couleurs vives. Elle protège un numéro de collection à lire, à conserver, pour le relire encore.
Ch’Lanchron nº 94-95 :
9,00 euros le numéro de 80 pages (11,50 euros franco)