Le genre littéraire de la fable fait immédiatement penser au grand Jean de La Fontaine. Et la langue picarde n’échappe pas à cette règle. Les Picardisants se sont amusés à transposer ses histoires de cornailles, de leus ou de bérbis. Avec humour et talent, nous retrouvons tout ce bestiaire dans le numéro de printemps de Ch’Lanchron qui vient d’arriver en kiosque. C’est ainsi que pas moins de dix versions du " Corbeau et le renard " nous sont proposées en regard les unes des autres ! Venues du Vimeu ou de Tourcoing, d’Amiens ou d’un collège de Rue, elles portent chacune un regard différent sur la fable et son apologue. Nous sommes dans la pure tradition des fabulistes : celle qui consiste à reprendre des personnages bien ancrés dans l’imaginaire collectif, pour conclure sur d’autres préceptes. Chaque langage débouche sur sa propre réflexion. L’esprit picard, facétieux ne manque pas de retourner la morale aux dépens du renard. Ainsi chez Michel Fouquet (Querrieu), le renard meurt empoisonné par "éch maroéle matchi à z-artaises", ou chez Charles Caron (Amiens) le corbeau réclame astucieusement : "donne mé six titchets d’matiére grasse".
De l’antiquité à nos jours
La filiation entre les écrivains est constante, quand il s’agit de fables. Chaque génération puise son inspiration chez les anciens. Et ce depuis toujours. Nous ne sommes donc pas étonnés de retrouver dans ce panorama de la fable en picard proposé par Ch’Lanchron, des auteurs antiques traduits en picard. Voici Phèdre repris par Gilbert Mercher (Gamaches) ou Ésope "torné in picard" par Jean-Luc Vigneux (Abbeville). D’autres classiques ont inspiré les picardisants. François Danel (Calais) choisira Fénelon, pour Edmond Edmont (St-Pol-sur-Ternoise) ce sera Florian, quand Gaston Bourdon (Amiens) fera appel à Rabelais. Le Picard Antoine Galland, qui a livré les secrets des "mille et une nuits" à l’occident au XVIIème siècle, fait aussi l’objet d’une attention particulière. Chaque conte n’est-il pas une fable à lui seul ? Nous en sommes convaincus par les propos tenus par "ch’beudet" avec "ch’bœu", dans une philosophie habilement appliquée à l’encontre de leur maître "éch raboureu".
Une guenon à Rambures !
Le programme de ce numéro double de Ch’Lanchron est vaste. Il présente une centaine de fables qui se déclinent sur tous les genres. L’actualité peut être le prétexte de l’écriture, mais un conte africain, une sagesse de Confucius, la politique, la minéralogie, la botanique, ou encore un dicton bien picard sont souvent le point de départ (ou de chute) d’une fable contemporaine. Dans ce dernier registre, Jacques Dulphy (Bourseville) excelle avec "éch coutieu bréton" qui se termine sur ces vers "Si o voleu tueu vo patron / Én prindeu point d’l’acieu bréton / Ch’est mitan fér et pi tout plomb", d’après une phrase entendue dans les rues de Nibas (Vimeu).
La couverture de ce numéro de Ch’Lanchron mérite une mention spéciale. En grand format figure un extrait d’enluminure trouvé dans une marge du "Livre d’heures de Rambures" conservé à la Bibliothèque d’Amiens Métropole. Il s’agit de la représentaiton d’une jeune guenon qui croque un fruit vert... une noix probablement. Cette scène est la parfaite illustration d’une flable de Florian qui sera composée quelques trois siècles plus tard ! Puis remise en picard encore plus récemment sur la couverture de ce Lanchron 105-106 fabuleusement picard.
Toutes les rubriques habituelles du trimestriel sont également au rendez-vous. Un "clognon" est adressé à la plus courte fable en picard (4 lignes seulement, signées Isidore Maréels, Lille) ; la bande dessinée de Jean-Bernard Roussel joue entre fabuleux et fantastique avec le récit de "l’vaque pi l’guérnouille" ; le jeu "à l’tcheue leu leu" réunit une dizaine d’auteurs qui ont composé leur fable en incluant huit mots sélectionnés ; le "rétromiloér" nous propose un retour sur des fables écrites il y a 25 ans... ; quant aux amateurs de contrepèteries, ils apprécieront dans "chl’arméno à Fifine" cet extrait : "Quante oz y rbèe à deux coups, a tornique tojours un molé pèr in dsous d’chés fabes".
Ce volume renferme également la bibliographie de la fable picarde. Livres, enregistrements, spectacles, biographie des principaux fabulistes, sont détaillés par le menu. Mais ce sont les versions des fables mises à "la sauce picarde" qui retiennent toute l’attention du lecteur. Comment être insensible à la cigale d’ Eugène Chivot, de Buigny-lès-Gamaches ? Son "magneu vért" (criquet) a tiré des leçons de la mésaventure de sa "ratéonne" (ancêtre) ? Elle se rit de la misérable fourmi qui se met à chanter si fort qu’elle éclate "in mille morcieux" ! Un pur régal qui mêle les références avec finesse et la malice propre au picard.
En lien avec ce numéro spécial de Ch’Lanchron, découvrez un panorama de la fable en picard d’Ésope à Gaston Vasseur, de La Fontaine à Jacques Dulphy.
Ch’Lanchron nº 105-106 :
8,50 euros le numéro de 76 pages (10,10 euros franco)