Notre vingtième siècle aurait commencé avec la Grande guerre, pour certains historiens. Massacre d’un autre âge où l’on partit la fleur au fusil, en tenue bleu horizon par ici, avec des casques à pointe par là. Le rendez-vous du monde de ces fichues années dix, allait se fixer dans la craie de Champagne et les "raques" du nord de la France. Verdun, Les Éparges, de nombreux "fius" allaient y laisser leurs vingt ans. Les gens du pays occupés qui subirent tout, des premiers assauts uhlans à la libération par les Tommies, allaient devenir les "chti-mis". Leur appellation d’origine devait aussi prendre racine dans les tranchées d’Artois et de Picardie.
Le picard exprime assez souvent le rire ou la farce ; parfois il fait place avec bonheur à la nostalgie et aux souvenirs des "téons" (les aïeux). Le trimestriel Ch’Lanchron, qui ne s’est pas confiné dans les conventions depuis 15 années de parution, se devait de livrer à ses lecteurs des pages d’une nouvelle dimension. Les patois qui s’expriment dans ce numéro double, entièrement consacré à la guerre 14-18 forcent le respect. Si le propos n’est pas de plaisanter, c’est dans le registre de la mémoire que le picard tient une place d’honneur.
Des textes picards datés de 1916 étaient "muchés" dans des pieds de table
Trente-cinq auteurs sont rassemblés dans ce numéro spécial de Ch’Lanchron. Pour certains, leurs écrits ont traversé les décennies. Pour d’autres, les réflexions ou les narrations sont contemporaines. Du service militaire d’Alphonse Pasquier au 19ème Chasseurs-à-Cheval d’Amiens , effectué avant guerre, nous arrivons rapidement aux premiers morts du conflit, qui apportent déjà le deuil dans le Vimeu d’Eugène Chivot en novembre 1914. En 1915, à Amiens, les actions de la Croix Rouge sont soutenues avec la vente de textes picards de Louis Seurvat, comme cette "Canchon d’guerre" par exemple. À l’arrière du front anglais, des Chinois fabriquaient et stockaient des bombes. Leur condition de martyres ainsi que leur passage à Fressenneville ou à Saigneville sont encore présents dans les récits de Paul Buiret, d’Armel Depoilly ou de Gaston Vasseur (Vimeu). Leurs tombes à côté de Noyelles-sur-mer figurent désormais dans les dépliants touristiques de la Côte Picarde.
La première guerre mondiale a coupé une partie de la France de la métropole parisienne. Dans ces régions occupées par l’ennemi, du Doullennais au Hainaut, la population tentait de survivre. Le père correspondait tant bien que mal avec le fils (on lira "émn onque Georges", de Gisèle Souhait de Molliens-au-Bois) ; on cherchait sa ration de pain sous l’oeil inquisiteur du soldat (tableau de Lucien Jonas)... Le Lillois Simons raconte en vers la disparition d’un ami sous le bombardement "j’avos un comarate". Quant à Jules Mousseron, il vit ces années sous le joug prussien. Cafougnette, son héros favori n’est pas de ses rimes. Au contraire, c’est tout un travail de reportage, un véritable témoignage, qui est entrepris par Mousseron, en patois évidemment, dans "Les Boches au pays noir". Ce recueil, qui ne paraîtra qu’en temps de paix, a été rédigé en présence de l’occupant. Les textes étaient soigneusement dissimulés dans un pied de table creusé à cet effet. Le picard assurait peut-être un codage supplémentaire, mais surtout une complicité, une communion avec la population dans l’effort et la souffrance. L’analyse commentée de l’ouvrage nous est proposée, avec la présentation d’un choix de poèmes de Mousseron. L’invitation à une lecture approfondie devient alors évidente.
Un numéro exceptionnel riche en illustrations, avec de belles pages de littérature picarde
Ch’Lanchron ne nous propose pas une anthologie exhaustive des auteurs picardisants qui ont dit et décrit "Quatore in picard". Une large place est laissée d’ailleurs à la création littéraire. Jean Leclercq (Bienfay), Jean-Pierre Calais (Ferrières), Jean-Luc Vigneux (Abbeville), Jean Wattelet (Sin-le-Noble)contribuent à cette approche, avec des textes sensibles et puissants, comme cette heureuse histoire d’amour qui devrait se briser entre "Gilbert et Thérèse" à cause d’une affiche maudite placardée, le 2 août 1914.
Les illustrations de ce numéro sont particulièrement soignées. Les photographies sont autant d’invitations aux voyages, sur les traces d’événements douloureux ou de sites de batailles. Les dessinateurs et les artistes sont aussi à contribution. Nous avons relevé de belles signatures, comme Jean-Bernard Roussel, le Belge Serdu, ou Lucien Jonas, Jean Hugo, et encore Fernand Léger. Une aide précieuse a été fournie dans ce domaine par l’Historial de Péronne, avec notamment la reproduction en couverture de Ch’Lanchron d’une huile de Jean-Jacques Berne-Bellecour.
Voilà bien un numéro exceptionnel de Ch’Lanchron, qui prend place dans toute bonne bibliothèque régionale. Il est le fruit d’une année de recherche et de collecte de textes originaux, inédits ou méconnus. Il saura transmettre aux générations le souvenir la cicatrice de la Grande guerre, qui a marqué l’Histoire et notre région. Comme nos grands-pères le faisaient parfois, Ch’Lanchron raconte "Quatore in picard".