C’est la fête dans les pages de Ch’Lanchron ! Notre printemps 2000 voit donc fleurir ce pissenlit régional (un lanchron, en picard, faut-il le préciser ?) pour la vingtième année consécutive. Et c’est un numéro double qui marque l’événement, en rassemblant plus de 80 auteurs picardisants, qui sont autant de créateurs de la langue picarde.
Un double numéro tout-à-fait exceptionnel
Ch’Lanchron avait lancé un appel à ses lecteurs dès l’automne dernier : « Écrivez en picard ! Et nous vous publierons pour fêter ensemble le 20e anniversaire !» Véritable gageure... Allait-il être entendu ? Quelques mois plus tard, voici ce nº80-81 entièrement composé d’articles, de poèmes, de jeux, de textes, de bandes dessinées, et de réponses aux rubriques qui ont été adressés expressément à la revue. Le défi a été relevé de belle manière, puisqu’il a fallu doubler la pagination habituelle.
Toutes ces signatures témoignent de la vitalité de la langue picarde, et de la grande diversité des origines des écrivains picards d’aujourd’hui. Nous en avons trouvé venus de Thiérache ou du plateau picard de l’Oise, de l’Artois ou du Hainaut, de Belgique comme de l’Amiénois, et aussi des terres d’origine de Ch’Lanchron : le Vimeu et le Ponthieu. Tout le domaine linguistique picard a répondu présent. Cette mosaïque de la littérature picarde contemporaine en prouve l’unité, comme un vitrail multicolore qui dessinerait un charmant portrait. Ch’Lanchron en est un des reflets.
Le ministre, les linguistes, et le parler picard
Les amis de ch’jornal picard se comptent parmi les habitués de la plume picarde et au sein d’autres mondes moins rompus à l’exercice de l’écriture dialectale. Les hommes et femmes politiques, sont là. Parmi eux, le ministre Louis Mexandeau n’a pas oublié son Pas-de-Calais natal depuis sa ville de Caen. Le monde du spectacle est honoré par la voie de l’artiste Jacques Bonnaffé ; celui des journalistes avec le chroniqueur d’affaires policières Éric Yung.
Les linguistes, qui étudient habituellement le langage, ont cette fois franchi le pas de la feuille blanche : ils arrivent d’Amiens, de l’Indiana (aux USA !), ou de Nancy. C’est l’occasion pour Fernand Carton (un des auteurs de référence de l’Atlas Linguistique Picard édité par le CNRS) de dire dans la langue de son père l’aventure de "Rosalie Poreaux", un conte traditionnel des veillées d’antan, dans la région de Roubaix, et c’est une première.
Ces contributions sont autant d’encouragements (et parfois aussi des louanges) à poursuivre l’initiative lancée en avril 1980 par de jeunes gens qui voulaient réaliser un journal tout en picard, tout juste pour vir(pour essayer, aurait-on pu dire). Ils sont toujours là, on les surnomme volontiers Chés Lanchronneus, il a en effet fallu créer ce néologisme. Leur long chemin parcouru depuis est illustré de page en page de Ch’Lanchron nº80-81 par les couvertures des ouvrages réalisés au fil des ans. Livres, BD, numéros thématiques, affiches, disques, sont autant de jalons de qualité dans la littérature picarde. Certains ont laissé de profonds souvenirs, comme la mise en album BD du héros Jacques Croédur, le CD de chansons Ch’bal, ou le numéro de Ch’Lanchron entièrement consacré à la guerre 14-18. Cet anniversaire est une nouvelle invitation à les relire ou à les découvrir.
Le picard pour la première fois !
Vous découvrirez avec plaisir en effeuillant ce Lanchron nº80-81 quelques réflexions autour du passage à l’an 2000. Que ce soit "ch’bogue" qui n’est jamais arrivé, ou la projection à travers le temps, le sujet est repris avec un brin de moquerie, propre à l’esprit de chez nous. Cinq auteurs s’y sont frotté, dont l’Amiénois Charles Caron, dans une poésie : elle remonte à 1963, et elle vient d’être retrouvée par son fils dans des cahiers manuscrits inédits.
Mais ce n’est pas tout ! Ici, une saynète destinée aux enfants d’âge scolaire est proposée dans le parler de Thiérache. Goûtez donc Ein raton pou des gueufes ! Là, une belle histoire est à lire au pied du lit, pour emmener votre enfant au pays des rêves fantastiques. C’est éne si belle tchote guernoule qui sort des marais de Tournai (Hainaut belge).
Ailleurs, la poésie est débridée dans les vers libres de Paul Mahieu (Hainaut) Dérifes in picard, ou dans ceux de Pierre Ivart (Berck). Elle se fait prose chez Olivier Engelaere (bassin minier), parfois réaliste (I n’y éro pu d’Picardie) avec Jean-Luc Vigneux (Abbeville), ou classique avec Louis Wable (Fontaine/Somme). Pierre Verlant de Fressenneville s’essaye pour sa part à un tentative d’acrostiche picarde avec bonheur.
De nombreuses personnes se sont aussi mises à l’écriture picarde pour la première fois à l’occasion de cette édition. Et la qualité de la langue n’a pas à en souffrir. Bien au contraire. On aime l’authenticité du témoignage sur chés mèrchandes éd cresson d’Mon-Boubert relaté par Vincenette Cailleux, authentique lignes de mémoire populaire. On apprécie les accents de la langue des bassures (les bas-champs) de Cayeux/mer exprimée par René Fromentin ; celle de Norbert Bardoux (Buigny-lès-Gamaches) ; ou celle de René Dubuc dans l’histoire pleine de malice de ch’piégeu de Saint-Maulvis.
Une foison de picards
L’Oise nous apporte des textes d’Ansauvillers, de Méry-la-Bataille, de Beauvais, et même de Rantigny, au sein desquels vous remarquerez une recette de cuisine loufoque : ch’lapin sans viande. Un atelier d’écriture s’est spontanément réuni à Tournai pour fêter les 20 ans de Ch’Lanchron, et nous livre maintenant le fruit de son travail, sous les signatures de Paul André, Bruno Delmotte, Marie-Ange Beaucarne, Marie-Thérèse Serneels ou Janine Maquet.
Les souvenirs de Jean Grilly (originaire du Vimeu il écrit depuis l’île de la Réunion) sont beaucoup plus portés sur l’humour et la vantardise de cet ouvrier qui cultive un jardin miraculeux... Inénarrable récit, à pleurer de rire à l’intitulé prometteur : un molé d’véritès, pi gramint d’mintiries. D’autres Picards ont encore envoyé leur participation depuis le Territoire de Belfort ou depuis Nice. L’adhésion est totale pour cette initiative particulièrement copieuse et réussie.
Ch’picard i vit !
Pour couronner le tout, la couverture de Ch’Lanchron 80-81 est à l’image de celle de son petit frère, le nº1. S’il n’est plus agrafé à la main, le fond vert supporte efficacement un dessin dû à l’artiste Bernard Sodoyez (qui manie le parler rouchi de son enfance dans la célèbre réplique paternelle : " Maque et pi tais tt’ ! ". La revue se referme enfin sur la même couleur jaune qu’il y a 20 ans, avec un clin d’œil que les amateurs de picard apprécieront sans nul doute.
Tout ce chemin parcouru depuis Ch’premieu Lanchron (c’est aussi le titre d’un poème présenté en page 5, signé par Élisabeth Manier, la vice-présidente des Picardisants du Ponthieu et du Vimeu) est résumé dans l’éditorial de ce numéro anniversaire : "ch’picard i vit !". Après tout, n’était-ce pas le but de l’association qui s’est créée au printemps 1980 ? Plus de 2200 abonnés ont déjà rejoint ce mouvement. À l’aube du nouveau millénaire, le pari est en passe d’être emporté.